Politique générale
Par Xavier Fontanet - 11 avril 2024
Antoine | Grand-Père, je travaille sur ma déclaration de politique générale. J’ai plein d’idées mais j’ai aussi des doutes ; j’ai besoin de discuter, peut-on se parler ? |
Auguste | Antoine, je ne suis plus actif depuis des décennies, je ne connais pas le monde politique et mon expérience n’est que celle d’un industriel qui a, certes, beaucoup travaillé avec l’étranger, mais qui reste provincial. Et le monde a tellement changé, le savoir des anciens est-il encore utile à votre génération ? |
Antoine | Grand-Père, ne dis pas de bêtises tu sais très bien que tes conseils me sont précieux. Qu’as-tu envie de me dire ? |
Auguste | D’abord, ta responsabilité en tant que Président est de représenter la Nation. Tu as une formation de fonctionnaire, tu seras présenté souvent comme chef de l’État, c’est vrai, mais n’oublie pas que tu as été élu au suffrage universel et que tu représentes tous les Français. L’État n’est pas la Nation ni les Français. L’Etat est pourtant clé dans le fonctionnement harmonieux de la société, mais il ne doit jamais oublier qu’il est au service des Français ! Autre souci pour moi, puisqu’on se dit les choses, ton terrain de jeu a été un tout petit périmètre, les ministères, l’assemblée… branche-toi sur la France profonde et surtout, dis-toi bien que Paris n’est pas le centre du monde. Guider la France c’est assumer son histoire et sa place dans le concert des nations. Tu dois élever les esprits et les cœurs et te consacrer aux sujets structurants. |
Antoine | Merci grand-père, j’ai évidemment réfléchi avant de me lancer, mais là je rentre dans un monde nouveau. |
Auguste | Les talents qui t’ont permis de gagner cette campagne ne sont pas ceux qui vont t’être maintenant nécessaires. Premier conseil : inscris-toi dans le temps long. |
Antoine | J’entends bien tout ce que tu dis mais le temps long, je ne suis pas sûr de comprendre. Quel est pour toi le bon horizon ? |
Auguste | On reproche aux « politiques » de parer toujours au plus pressé, ils sont menés par l’actualité, et cela les empêche de réfléchir aux causes des problèmes qui surgissent. |
Antoine | C’est facile, tu es retraité, tu ne vois pas l’urgence. Je peux te dire que je la vois. Notre chômage reste un des plus élevés d’Europe, il fait des ravages dans certaines régions. |
Auguste | Bien d’accord avec toi, le chômage est un des problèmes internes les plus graves que notre pays affronte. Il désespère les gens, les sort de la vie sociale et crée une cassure dans la société. Il faut impérativement en comprendre les causes profondes. Mais fais attention à ce que, dans cette affaire, l’urgent ne chasse pas l’important et apprend à penser « système ». Quand on cherche, dans l’urgence, à atténuer les conséquences d’un problème, on renforce en général la cause qui l’a produit. Si tu veux lutter contre le mal qu’est le chômage en augmentant les indemnités, tu feras la politique de la gauche dès qu’elle est arrivée au pouvoir. Tu chargeras le prix de revient des entreprises exposées à la concurrence mondiale, tu réduiras leur compétitivité, leurs exportations et en dernier ressort tu alimenteras le chômage. Tu auras certes acheté du temps mais tu auras augmenté le problème. Apprend que le temps se venge toujours de ce qu’on fait contre lui ! |
Antoine | Grand-père, tu y vas un peu fort. |
Auguste | Tu m’as demandé de dire ce que je ressens, il faut que tu apprennes à écouter même quand cela ne te plait pas ; le gros risque de ta position c’est de n’être entouré que de gens qui te disent des choses agréables à entendre. Les flatteurs sont très talentueux dans cet exercice mais cela ne fait pas avancer. Ce n’est pas mon cas, je te donne l’expérience de quelqu’un qui s’est battu en permanence contre des concurrents étrangers. J’ai installé des usines dans d’autres pays, et j’ai bien vu que les prix de revient du même produit étaient moins chers à l’étranger qu’en France. |
Antoine | Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Il y a des rapports qui disent que la France est attractive. Je viens de diner à Versailles avec des grands patrons mondiaux qui étaient très positifs. |
Auguste | Attention, je te conseille de regarder de plus près. L’attractivité est mesurée en nombre de projets, les investissements en valeur, tu verras que le classement n’est pas le même. La clé est de savoir ce qu’ont dit les patrons dans l’intimité de leur comité exécutif quand ils sont rentrés chez eux et ont fait le compte rendu de leur visite. Intel et Tesla ont mis de gigantesques usines à Berlin, Microsoft vient de choisir l’Allemagne pour son centre de recherche d’intelligence artificielle. Dans le cadre de leurs visites ils ont toujours dit que la France était à la pointe. Mais regarde les faits, pas les études qui te rassurent. Il y a un très beau papier de Rexecode (le 89), fais-le étudier. Sur la longue durée, sur cinquante ans, le diagnostic n’est pas bon ; nous perdons énormément de parts de marché dans les exportations, c’est un signe. Nous sommes de moins en moins compétitifs et de moins en moins attractifs. Pour retrouver les causes, il faut remonter le temps. Bien des problèmes que nous rencontrons aujourd’hui s’expliquent par des décisions prises il y a cinquante ans et sur lesquelles il faut revenir. |
Antoine | Dis m’en plus, je manque de repères, à cette époque, je n’étais pas encore né. |
Auguste | L’Europe a connu après la fin de la Seconde Guerre mondiale une période faste de 30 ans, avec le plan Marshall et la constitution de l’Union européenne. Cette période des Trente Glorieuses a cessé avec la mort du Général de Gaulle et de Georges Pompidou et l’arrivée d’une nouvelle génération d’hommes politiques incarnée en France par Giscard. |
Antoine | Je suis surpris, ma génération tend à dire que la rupture s’est faite avec Mitterrand. |
Auguste | Je ne suis pas sûr que ce soit le bon diagnostic. En 1974, un changement radical de doctrine économique a eu lieu, mais on en a moins parlé. Jacques Rueff, l’inspirateur de la politique de de Gaulle et Pompidou, recommandait fermement de maintenir l’État sous les 30% du PIB pour laisser la sphère privée s’exprimer. Giscard a été séduit par Keynes qui préconisait au contraire le recours à la dépense publique pour stimuler l’économie. Il a adopté ses idées pour marquer son passage et a commencé à pousser la dépense publique comme moyen de booster l’économie. |
Antoine | En 1974, je n’étais pas né mais c’était la crise du pétrole avec le quadruplement de son prix, il fallait bien relancer l’économie. Ce n’était pas idiot d’être keynésien ! C’est en tous cas ce qu’on nous a expliqué dans nos cours d’économie et je suis dans cette logique. |
Auguste | Bien sûr, le coup de pouce keynésien donné en France faisait sens mais il s’est reproduit chaque année pendant 50 ans, c’est ça le problème ! On est passé de 30% à presque 60% de dépenses publiques en terme de PIB, cela n’était pas prévu. |
Antoine | Je comprends ton point de vue, le keynésianisme a été la justification intellectuelle de la montée des impôts et des déficits budgétaires mais avec la volonté de faire de la France un modèle d’économie sociale. |
Auguste | Il faut que tu juges si ce modèle est tenable ; je pense pour ma part qu’il ne l’est pas, mais laisse-moi commenter l’idée de la France comme modèle. Le Général de Gaulle et Pompidou tenaient fermement l’équilibre des finances publiques pour des raisons de crédibilité de la France dans le concert international. Quand la maison n’est pas en ordre, on n’est tout simplement pas crédible. Je peux te dire, ayant beaucoup voyagé, que les autres ne nous voient plus comme modèle. |
Antoine | Qu’est-ce qui te donne à penser que notre modèle n’est pas tenable ? |
Auguste | Pourquoi n’est-ce pas tenable ? L’endettement de l’État, produit du déficit, est passé de 30% à 110% du PIB. Imagines-tu une entreprise en perte récurrente et endettée de deux fois son chiffre d’affaires ? Un Etat peut avoir des crises graves de liquidité. J’ai vu de près ce qui s’est passé en Argentine, je peux te dire que je ne souhaite pas cela pour notre pays. |
Antoine | Si je te comprends bien, grand-père, le changement fondamental de politique économique intervenu en 1974 avec le recours à Keynes est l’événement à retenir plus que la crise du pétrole. |
Auguste | Tout à fait ! Je vais te donner un repère, tu vas tout de suite comprendre. France et Suisse avaient à l’époque les mêmes caractéristiques macroéconomiques (PIB par tête, dette, part de la sphère publique dans le PIB, chômage, équilibre des comptes publics et du commerce extérieur). Antoine, il faut absolument que tu prennes le réflexe de la comparaison avec l’extérieur. Cela aide à penser juste. |
Antoine | Grand-père, c’est étonnant ce que tu dis, on sait bien que la Suisse fonctionne beaucoup mieux aujourd’hui mais on a complètement oublié qu’en 1974, c’est-à-dire il a une cinquantaine d’années, France et Suisse étaient à peu près au même niveau. |
Auguste | C’est pour cela que la mémoire des anciens est précieuse. Cette idée de la dépense publique stimulant l’économie a été reprise par Mitterrand, ravi de trouver une justification théorique à la dépense. Ses successeurs de droite comme de gauche ont persisté. Résultat : en 50 ans, la dépense publique est passée de 30% à 58% du PIB en 2022. Le domaine régalien (je veux dire par là tout ce qui est hors dépenses sociales) est passé de 16% du PIB environ à 25% au moins, à l’exception du militaire, qui est passé de 6% à 2% (de tête), mais l’explosion a eu lieu dans le social qui est passé de 14% à 32%. L’État a accepté de combler les trous des caisses de retraite et de santé. Les syndicats ont cessé de suivre les dépenses de près puisqu’ils savaient que de toute façon, l’État était derrière. Du coup ce dernier s’est immiscé dans le dialogue syndical en politisant un peu plus les syndicats. |
Antoine | C’est ce qu’on a qualifié de paritarisme. |
Auguste | Exactement on a qualifié cette extension de périmètre du nom de paritarisme. Jolie expression qui sonne bien aux oreilles, mais il faut faire très attention aux mots : les mots servent à préciser les choses, ils peuvent aussi servir à les maquiller, les mots peuvent aiguiser la pensée mais aussi la détruire. |
Antoine | Je trouve que c’est une jolie expression qui exprime une idée de partage et d’égalité. Qu’as-tu contre cela ? |
Auguste | Antoine on a créé un « ménage à trois » et un ménage à trois, de toi à moi, ça ne marche pas. Les politiques font du social, du coup les syndicats se mêlent de politique. Tu as vu les grèves de la RATP qui ont pour but de pourrir la vie des Parisiens pour faire pression sur les députés au moment où le Parlement débat sur la réforme de la retraite ! Regarde le temps passé sur cette réforme. >On démontre sur un dos d’enveloppe qu’il faut allonger la durée. Quand, en 1983, Mitterrand a fait partir les gens à la retraite à 60 ans, l’espérance de vie était de 75 ans et le rapport cotisant/retraité était entre 2,5 et 3 suivant les études. L’an dernier, l’espérance de vie était de 86 ans, c’est-à-dire 8 ans de plus passés à la retraite et le nombre de cotisants était tombé à 1,7 par retraité. La durée de retraite est passée de 10 ans à 24 ans et le rapport cotisant/retraité a baissé de 40%. Ce n’est pas la peine d’avoir fait Polytechnique pour comprendre qu’il faut faire quelque chose. Tu verras, il faudra tôt ou tard rallonger le temps de travail ou réduire les prestations. Beaucoup de pays songent en ce moment à des départs à 68 ans. |
Antoine | D’après toi, c’est donc le paritarisme qui a placé notre sphère publique (impôts et charges) au top mondial des pays développés. Mais grand-père, c’est cela qui a permis de construire un modèle social unique au monde dont on peut être fier. Nous sommes, même si les Français râlent, le pays ou les inégalités ont été le plus gommées. |
Auguste | Antoine, je reviens sur le point clé : est-ce soutenable ? L’accélération de la croissance prédite par Keynes qui seule peut justifier la montée des dépenses s’est-elle produite ? |
Antoine | Dans les dernières années, la croissance est effectivement un peu moins rapide mais on parle de pourcent de différence, ce n’est pas grand-chose. |
Auguste | Regarde les écarts sur 50 ans. Sur 50 ans, notre croissance est nettement plus faible que celle de pays qui ont été plus sobres que nous : ils sont de l’ordre de 1 à 2,5 par rapport à des pays comme la Suisse. Considérable. Tu connais le niveau du SMIC à Genève ? |
Antoine | Tu marques un point. C’est sûr que quand on est en Suisse et que le SMIC est à 5 000 euros, avec un chômage négatif si on tient compte des transfrontaliers, avec des retraites par capitalisation et une Bourse qui a fait du 7% par an, on n’a pas besoin d’un système social aussi développé que le nôtre. C’est le dynamisme de l’économie qui assure la prospérité de tous. Tu marques un point. Je dois regarder sérieusement avec mon gouvernement s’il ne faut pas complètement changer de logiciel. |
Auguste | Antoine, en Suisse, les gens ont recours à des assurances privées pour la retraite, la santé et le chômage. L’Etat donne un coup de pouce en bas de la pyramide mais c’est minime, cela n’a rien à voir avec ce qui se passe en France. Les gens ne se plaignent pas. Si tu peux faire comprendre aux Français qu’on va dans le mur et que d’autres font mieux que nous, tu feras du bien au pays. |
Antoine | Que réponds-tu aux gens qui te disent « La Suisse c’est différent ! et c’est grâce à la finance qu’ils s’en tirent » ? |
Auguste | Je leur dirais que c’est mal les connaître ; la finance en Suisse n’a pas une part plus élevée dans le PIB qu’au Royaume-Uni, et c’est le pays qui a la plus forte industrie (25% du PIB) en Europe. Il est vital pour notre pays de faire évoluer son domaine social et que l’État se reconcentre sur le régalien pour des raisons de géopolitique. Il faut intégrer ce qui se passe en dehors des frontières. Réfléchis deux secondes aux causes de la guerre d’Ukraine : elle marque un changement profond de l’environnement mondial, c’est stratégique. Le problème ne concerne pas que l’Ukraine. Deux dirigeants de très grands pays (Russie et Chine) contestent les frontières et envahissent leurs voisins pour reconstituer l’idée qu’ils se font du territoire auquel leur pays a droit. Je peux te dire, pour y avoir travaillé, que la conception de l’homme n’y est pas la même que chez nous. Regarde la facilité avec laquelle la Russie sacrifie ses jeunes soldats. L’idée du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes n’est pas leur point de vue ! Pour défendre nos valeurs, il va falloir remettre en cause un certain nombre d’habitudes que nous avons prises depuis 50 ans. |
Antoine | Tu me dis qu’il faut d’abord augmenter fortement les dépenses militaires. |
Auguste | On vient d’en parler, elles sont retombées à 2% du PIB contre 6 % dans les années 1970. Ce n’est pas sérieux si on voit les budgets militaires que mettent en place les Russes. L’idée n’est pas de faire la guerre mais de s’armer pour qu’elle ne se produise pas et c’est beaucoup d’argent à mettre sur la table. Antoine, Il faut expliquer que le rêve de Fukuyama était fallacieux et qu'on doit se coordonner avec nos voisins européens dans le cadre de l’OTAN. |
Antoine | On a tous vécu avec l’idée que l’économie avait pacifié la terre. Vous les premiers quand vous étiez aux responsabilités ! Pas facile d’expliquer à la majorité des Français qui n’ont pas connu la guerre, que la paix et la liberté ne sont pas des valeurs qui vont de soi mais qu’elles sont le résultat de combats. Plus de dépenses militaires, moins de dépenses sociales. |
Auguste | Notre génération n’a pas tout bien fait, certes, elle n’a pas non plus démérité sur un grand nombre de sujets. Je peux t’aider à voir là où il faut changer dans le domaine régalien et aussi dans le domaine social, parce que j’ai vu la mise en œuvre de réformes structurelles qui ont réussi à améliorer la situation, je peux t’en parler, mais tu dois être prêt à sortir des sentiers battus. Tu n’es plus candidat, tu es le chef. Le chef doit voir l’intérêt suprême et dire s’il faut changer de cap, quitte à ne pas être populaire. |
Antoine | Grand-père, excuse-moi je dois aller à Versailles pour rencontrer des patrons de multinationales qui veulent investir en France. Je médite tout ce qu’on vient de dire et je te rappelle dès que j’ai un créneau. Cela me plaît de parler avec toi, cela me fait du bien. Un grand merci, c’était utile. |
Auguste | Très bien, essaie des faire parler sur notre attractivité, et à ta disposition ! |
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