Le constitutionnaliste Benjamin Morel. ©AFP - Aude Paget - Ina

Tribune

L’échec des motions de censure contre le gouvernement Bayrou n’offre qu’un sursis à un système en crise profonde, analyse le constitutionnaliste. Outre le mode de scrutin, inadapté à la situation actuelle, le système est aujourd’hui paralysé par son incapacité à intégrer au jeu politique les 50 % de l’électorat ayant voté pour le RN ou LFI.

Le Figaro Vox - 6 février 2025 - Par Benjamin Morel*

Le commentaire politique depuis quelques mois s’appuie sur deux fondements très discutables : la morale et la culture politique. Ces derniers sont réputés manquer à nos politiques ou les orienter vers les chemins cahoteux de l’instabilité. Prononcer, tels des jugements péremptoires, l’appel à l’esprit de responsabilité ou à la culture du compromis permet de donner des gages à l’air du temps sans jamais s’interroger sur les facteurs réels du blocage. Ils participent ainsi à l’instabilité en empêchant les réformes de structure qui pourraient s’avérer nécessaires.

En renonçant à censurer le gouvernement, les socialistes auraient fait le choix de la responsabilité et de l’intérêt général contre l’esprit de faction. Il y aurait donc une morale politique qui les pousserait à considérer que la France a besoin d’un budget. La politique n’est pas la morale. La politique est l’articulation des différentes visions de la morale dans le champ public. Elle est toutefois une éthique de l’action. Les socialistes savent que la gauche a fait plus de voix en 2017 qu’en 2022, mais qu’elle a obtenu trois fois moins de députés, car elle était désunie. Ils savent également que les circonscriptions Nupes de 2022 ont fait la part belle aux Insoumis. Même en cas de division de la gauche, LFI est donc en mesure de faire le dos rond. Les circonscriptions socialistes, elles, sont beaucoup moins favorables, et les reports de voix du centre vers le PS contre le RN sont médiocres. Pour les socialistes, il y a donc un vrai dilemme éthique qui n’a rien à voir avec un choix obtus entre sectarisme et responsabilité.

En permettant l’adoption des budgets, le PS donne des gages à son électorat en montrant qu’il est un parti de gouvernement, mais il accepte, pour des gains politiques marginaux et vite oubliés, de se mettre en danger de mort lors de potentielles élections générales. Pour un député socialiste, l’intérêt général n’est pas dans l’application du budget de François Bayrou mais dans celle, un jour, du programme du PS. Or, si un accord doit se payer d’un effondrement électoral, c’est faire le deuil de l’application de ce programme et offrir à Jean-Luc Mélenchon le monopole de la représentation de la gauche.

Ce qui permet au PS aujourd’hui de minorer le risque d’un tel choix, c’est d’abord la défaite cuisante de LFI à Villeneuve-Saint-Georges, laissant penser que sa capacité à mobiliser ses électeurs lors des prochaines municipales est faible. C’est ensuite la position prudente des partenaires communistes et écologistes, qui modèrent l’isolement des socialistes. C’est enfin, et peut-être surtout, la promesse de François Bayrou de passer à la proportionnelle, qui constituerait un vrai changement de structure permettant d’éviter la rigidification des coalitions à laquelle nous assistons aujourd’hui pour des raisons électorales.

Soit les Insoumis et le RN peuvent être électoralement réduits, soit la stabilité politique impliquera un jour ou l’autre leur participation au gouvernement

Benjamin Morel

L’autre pilier de la réflexion facile sur le sujet est celui de la culture politique. Toute scène finale d’un bon album d’Astérix se termine par une bagarre au sein du village gaulois. Nous n’aurions donc pas la culture de la coalition. La preuve ? Nous n’en faisions pas dans les précédentes législatures ! Avouons qu’il aurait été étrange pour le PS de proposer une coalition à l’UMP en 2012 ; à l’UMP de le faire avec le PS en 2002 ou 2007. Avec des majorités absolues, on ne fait pas de coalition : ce serait tuer toute possibilité d’alternatives et d’alternances. Naguère, ces coalitions ont existé quand elles étaient nécessaires. À droite, entre l’UDF et le RPR ; à gauche, entre le PS et le PC. Certes, nous ne faisons pas de « grandes coalitions ». Mais on en fait également assez rarement en Europe, sauf quand on y est contraint, comme parfois en Allemagne.

Voit-on les députés macronistes faire alliance avec LFI alors que leur électorat est plus anti-Mélenchon que anti-RN ? Les voit-on se tourner vers le RN alors que 60 d’entre eux doivent leur mandat au front républicain ? Une fois encore, la question n’est pas une question de culture, mais de calcul politique : un calcul qui met le centre en danger d’être écrasé. Les grandes coalitions alliant droite et gauche en Europe ont conduit à la montée des partis qui s’y opposaient et qui apparaissaient alors comme la seule alternance possible. C’est ce qui a fait la force de Meloni comme de l’AfD. Pour LR ou le PS, entrer dans une coalition des centres risque de s’avérer très coûteux et de contribuer à donner les clés de l’électorat de gauche à LFI et de droite au RN. Ce qui les retient est donc bien un dilemme stratégique, qui n’est pas qu’un petit calcul de boutiquier, mais engage aussi l’avenir du pays.

La chute de la IVᵉ République doit beaucoup à son incapacité à intégrer communistes et gaullistes au jeu des alliances

Benjamin Morel

Plutôt que de se gargariser de concepts flous permettant de fonder des explications faciles, il convient d’identifier les deux problèmes structurels qui bloquent le système politique.

Le premier a trait au mode de scrutin. Le scrutin majoritaire à deux tours ne produit des majorités qu’en cas de bipolarisation préalable. Or, nous n’en sommes plus là, au moins à moyen terme. Un mode de scrutin n’est ni bon ni mauvais en soi, il est simplement plus ou moins adapté à une vie politique donnée. Il l’a été de 1962 à 2017 ; il est aujourd’hui devenu dysfonctionnel, comme il l’était à la fin de la IIIᵉ République, car il ne permet plus de dégager de majorité et rigidifie le système d’alliances, empêchant les coalitions postélectorales. Il accroît donc l’ingouvernabilité.

Le second problème structurel est lié au système partisan. Un RN à 30-35 % et des Insoumis à 10-20 % ne peuvent être durablement tenus hors du jeu des alliances. Dans aucun pays européen, on n’est parvenu à gouverner durablement contre 50 % de l’électorat. La chute de la IVᵉ République doit beaucoup à son incapacité à intégrer communistes et gaullistes au jeu des alliances. Soit les Insoumis et le RN peuvent être électoralement réduits, soit la stabilité politique impliquera un jour ou l’autre leur participation au gouvernement. À défaut, gouverner contre eux ne pourra que faire d’eux la seule alternance possible, jusqu’à les propulser au pouvoir.

 

*Maître de conférences en droit public à l’université Paris-Panthéon-Assas, Benjamin Morel  a publié notamment « Le Parlement, temple de la République » (Passés composés, 2024).