Franz-Olivier Giesbert © Hannah Assouline

Point de vue

Il a connu tous les présidents depuis quarante ans, chroniqué toutes les crises, déploré tous les renoncements. Mais cette fois-ci, c’est plus grave, assure Franz-Olivier Giesbert. Les Français sont au bord du gouffre et leurs élites – dirigeants tétanisés et médias inconscients compris – regardent ailleurs en se perdant en palabres et combines.

Causeur - 9 octobre 2025 - Par Elisabeth Levy

Causeur. Vous êtes écrivain. Comment nommez-vous les malheurs de la France ?

Franz-Olivier Giesbert. De même qu’on parle de « convergence des luttes », je dirais que nous vivons une ère de convergence des crises, avec une accélération de l’affaissement général du pays sur à peu près tous les plans. Ce n’est pas la première fois que la France connaît une situation qui semble désespérée : songeons à la défaite de Sedan en 1970, à la débâcle de 1940 ou à l’impasse algérienne en 1958, qui a permis le retour au pouvoir du général de Gaulle. Chaque fois, le redressement a suivi. Mais aujourd’hui, aucun débouché politique sérieux n’apparaît encore.

Quand vous êtes désavoué, dans la rue et dans les urnes, est-ce si absurde de recourir au peuple comme l’a fait Emmanuel Macron avec la dissolution de 2024 ?

Si Macron, soudain devenu gaullien, avait pris de la hauteur et décidé de donner la parole au peuple, quitte à prendre le risque de laisser le RN gagner, je n’aurais pas été aussi choqué. Mais c’était, hélas, une manœuvre politicienne et Gabriel Attal a, comme Édouard Philippe, cassé le coup du président en bricolant des arrangements électoraux minables entre la Macronie et le NFP (Nouveau Front populaire), LFI comprise. Une alliance contre nature. Face au « danger fasciste », ils ont ressuscité les apparentements qui indignaient tant sous la IVe République. Sans quoi le RN aurait eu toutes les chances de gagner les législatives, comme l’anticipait d’ailleurs Macron.

Voulez-vous dire qu’il a provoqué des élections dans l’idée de nommer Jordan Bardella Premier ministre ?

Je crains que ce ne soit la seule excuse qu’on puisse trouver à la dissolution. En fait, il s’agissait d’une idée aussi stupide que machiavélique qui n’était pas du tout à la hauteur des enjeux : Macron a pensé qu’une cohabitation avec Jordan Bardella lui permettrait de se refaire une santé, sur le modèle des deux cohabitations de Mitterrand. Après avoir refusé de prendre acte de sa défaite aux législatives en 2022, il a cru qu’il redeviendrait populaire en donnant au RN les clés de Matignon pendant trois ans, le temps de le décrédibiliser. Seulement les choses ne se sont pas passées comme prévu. Et le pays est dans une impasse à cause de cette petite combine ratée.

C’est un peu réducteur de faire porter le chapeau au seul Macron, non ?

Vous avez raison, il n’est que le maillon d’une chaîne. Il ne faut donc pas rejeter toute la responsabilité sur lui. Mais vous conviendrez qu’il a rendu la pente du déclin encore plus raide et qu’en plus, il semble se contre-ficher de la situation dans laquelle il a mis le pays. C’est ce mélange de déni et d’inconscience qui est le plus désolant.

Vous avez écrit qu’un homme d’État devait avoir trois qualités : des convictions solides, le sens du sacrifice et un rapport à la transcendance. Le président les a-t-il ?

Non. Les convictions ? Je les cherche toujours. Il leur préfère son fameux et enfantin « en même temps », alibi pour ne pas choisir, donc pour  ne rien faire. Le sens du sacrifice ? Le courage n’est jamais le fort des narcisses. La transcendance ? Il ne sent pas le pays profond, qu’il ne peut donc incarner comme la plupart de ses prédécesseurs.

Vous trouvez que Hollande incarne la France, lui qui rejette un tiers des Français hors de l’arc républicain, autant dire dans les ténèbres ?

Oui, même si ça vous dérange, Hollande est l’une des incarnations de la France sociale-démocrate qui existe encore dans les régions. Quand il tient ce propos lunaire, il fait de la petite popol. Il nous explique, en gros, que Marine Le Pen serait plus dangereuse pour la démocratie que Jean-Luc Mélenchon. La bonne blague ! Il n’y croit pas lui-même, mais il veut que LFI, qu’il place dans l’arc républicain – première nouvelle ! –, se désiste pour le candidat socialiste si celui-ci est arrivé en tête de la gauche au premier tour de la présidentielle.

La politique, est-ce que, comme le reste, ça n’était pas mieux avant ? Nos dirigeants sont les enfants de leur époque : ils se nourrissent plus de réseaux sociaux que de livres. Nous ne savons plus fabriquer de grands hommes.

Ce qui fait la différence entre les gouvernants, ce n’est pas la culture, ni l’intelligence, ni la quantité de diplômes, ni le niveau en anglais, c’est le courage ! Observez des personnages comme Reagan, Thatcher ou Schröder : aucun des trois n’a eu peur d’aller au bout de sa politique et ils ont tous redressé leur pays. Même chose avec de Gaulle ou Churchill qui étaient, il est vrai, des écrivains et des puits de culture. Macron, lui, n’a rien à voir avec tous ces dirigeants. Il n’ose pas affronter les Français sur les sujets qui fâchent. Il leur a fait beaucoup de chèques qui, aujourd’hui, mettent nos finances en danger. C’est le syndrome Louis XV à qui ça n’a pas réussi : il voulait qu’on l’aime !

Mais sur les retraites, n’a-t-il pas justement été courageux ?

Allons, sa réforme des retraites était une réformette, beaucoup de bruit pour rien. La preuve, notre régime de retraite est déjà déficitaire et, au lieu de faire lui-même de la pédagogie, il a préféré envoyer au front la malheureuse Élisabeth Borne, alors sa Première ministre, une caricature de technocrate, pour expliquer aux Français qu’il allait falloir se serrer un peu la ceinture. Pourquoi n’a-t-il pas mouillé lui-même sa chemise ? Où est son courage ?

Il est quand même resté droit dans ses bottes. Contrairement à Alain Juppé, qui a reculé face aux cheminots en 1995.

Vous rigolez ? À l’époque, j’avais écrit dans Le Figaro un éditorial pas sympa pour Chirac et Juppé. Mais pour que la France reprenne le travail, ils n’avaient reculé que sur un point de détail symbolique, en acceptant de laisser en l’état les régimes spéciaux des agents roulants de la SNCF qui pouvaient partir à la retraite à 50 ou 52 ans ! Ce qui est frappant aujourd’hui, c’est l’absence totale de volonté de nos gouvernants qui, comme les vaches, regardent passer les trains. Tous ces énarques qui font de la politique, Macron en tête, ont souvent peur de leur ombre, le trouillomètre à zéro. Il ne faut pas s’étonner que les grands corps de l’État, toujours habitués à dire oui, aient accompagné la politique absurde de « relance par la consommation populaire » en 1981. Ensuite, ils ont laissé sans broncher Macron se comporter en Attila des finances publiques tout en se lavant les mains des 17 milliards de fraudes sociales révélés par la Cour des comptes. À l’inverse, les Français sont prêts à applaudir quand quelqu’un fait preuve de fermeté. Souvenez-vous de l’abaya, un vêtement traditionnel, utilisé par les islamistes pour tester la défense de la laïcité à l’École. Quand Gabriel Attal, alors ministre de l’Éducation nationale, l’a interdit en 2023, tout le monde a baissé son chapeau et sa popularité a bondi dans les sondages.

Vous écrivez que les élites sont des « marchands de sommeil ». Mais s’il y a des dealers, il y a des consommateurs. Et s’il y a bien une chose que nous, Français, achetons, c’est le refus du réel.

Je vous accorde que la lecture du sondage sur la taxe Zucman va dans votre sens, qui montre que plus de 86 % des Français, même les macronistes, plébiscitent cet impôt imbécile qui plomberait ou chasserait nos entreprises. Reste que, dans notre pays, on peut aussi être populaire en tenant un discours de vérité : voyez Raymond Barre ou Michel Rocard.

coty de gaulle

La passation de pouvoir entre René Coty et Charles de Gaulle, le 23 décembre 1958, marque le début du plan Pinay-Rueff et du redressement économique de la Ve République. AP Photo/SIPA

Ils n’ont jamais été présidents…

C’est vrai, mais il y a quand même pas mal de personnes qui, dans le pétainisme ambiant, ont sauvé l’honneur. Jean-Claude Trichet, le premier gouverneur de la Banque centrale européenne, qui s’est toujours battu avec détermination contre l’idée débile qu’il fallait augmenter les dépenses pour avoir de la croissance, alors que ça ne marche jamais. François Bayrou aussi a fait preuve de panache, quand il a contredit la sainte parole du Monde et des économo-gauchistes, fâchés avec les chiffres, prétendant que la dette n’était pas un problème ! On s’en rendra compte en 2029 quand les seules charges de la dette coûteront 100 milliards d’euros par an à l’État.

À quand remonte notre aveuglement budgétaire selon vous ?

À l’arrivée au pouvoir des socialistes et de François Mitterrand qui, en 1981, s’est laissé embobiner par ses Diafoirus, Jacques Attali et Laurent Fabius : selon eux, l’économie repartirait si on ouvrait les vannes des dépenses. On a vu le résultat ! Lors de la première cohabitation, entre 1986 et 1988, Jacques Chirac a travaillé à rétablir les comptes. Les Premiers ministres suivants, surtout Pierre Bérégovoy et Édouard Balladur, ont cramé la caisse pour gagner les élections, sans succès. Quand il est devenu président en 1995, Chirac s’est souvent dit déçu par les Français. « Ils sont trop cons, m’a-t-il confié un jour, ils ne voient pas qu’il faut réformer notre modèle si on veut le pérenniser. » En 2006, grâce à son nouveau chouchou, Thierry Breton, qu’il a nommé à Bercy, il a fait baisser l’endettement public de 2,3 points de PIB. La preuve qu’on peut le faire !

Finalement, le temps fait son œuvre et, avec le recul, vous avez la dent moins dure. Dans dix ans, vous direz sans doute qu’Emmanuel Macron n’était pas un si mauvais président…

C’est impossible, parce que la différence de Macron avec les autres, c’est qu’il s’en fout. Chirac, Sarkozy et Hollande étaient préoccupés par la situation du pays. Pas lui. Il se trouve formidable et ça lui suffit. C’est Alice au pays des merveilles. Il baigne dans le déni, dans un monde irréel.

Peut-il néanmoins provoquer une nouvelle dissolution ? Et, dès lors, devrait-on s’inquiéter d’une victoire du RN ?

Tout dépend de la façon dont le RN évoluera. Soit le parti de Marine Le Pen reste ce qu’il est aujourd’hui, c’est-à-dire une auberge espagnole avec des tas de gens parfois intelligents, souvent incompétents, sans parler des branquignols, auquel cas notre pays peut, comme un vieux cheval fourbu, refuser in extremis de sauter l’obstacle. Soit il s’inspire de l’expérience de Giorgia Meloni, avec du professionnalisme, une politique économique raisonnable et une conversion à l’Union européenne. Mais, même dans ce cas, on ne peut exclure des violences.

En somme le RN paye pour la violence de ses adversaires ?

Non, il en profite aussi. N’oubliez pas que LFI et ses braillards, qu’on dirait sortis de la famille Adams, sont, à la fin, les meilleurs argents électoraux du RN.

On a beaucoup parlé de la dette publique. Mais le bilan d’Emmanuel Macron n’est pas plus fameux en matière de cohésion nationale…

L’histoire retiendra que la présidence Macron marque le début du communautarisme à la française. Autrement dit, la consécration du chacun pour soi. C’est tous les jours « le roi s’amuse » et il me semble qu’il éprouve même un plaisir ludique à semer ses mauvaises graines déconstructrices. Aujourd’hui, si nous ne sommes pas dans la situation catastrophique de pays au bord de la guerre civile, comme la Grande-Bretagne ou la Belgique, nous allons, grâce à Macron, dans la même direction. Pensez ! La France n’est toujours pas capable de contrôler son immigration : 500 000 personnes de plus par an, sans compter les clandestins, croyez-vous que ça peut continuer encore longtemps ? Notre chef de l’État fait bien la paire avec Keir Starmer, l’avatar de l’inspecteur Clouzeau (La Panthère rose), qui, faisant office de Premier ministre au Royaume-Uni, laisse tout filer. A-t-on pris la mesure du déclassement français ? Nous comptons de plus en plus pour du beurre sur ce Vieux Continent où les grands hommes, si j’ose dire, ont pour nom l’Italienne Giorgia Meloni (extrême droite), l’Allemand Friedrich Merz (démocrate-chrétien) ou la Danoise Mette Frederiksen (sociale-démocrate) au Danemark.

melenchon confiance bayrou

Jean-Luc Mélenchon à l’Assemblée nationale lors du vote de confiance au gouvernement Bayrou, 8 septembre 2025. JEANNE ACCORSINI/SIPA

Et ailleurs dans le monde ? Javier Milei trouve-t-il grâce à vos yeux de libéral ?

Milei est arrivé à un moment de l’histoire où l’Argentine entrait, d’une crise l’autre, dans les poubelles de l’histoire. Quand il s’est présenté avec des solutions extrêmes, la population était prête à les accepter. Dieu merci, la France n’en est pas encore là.

Sans fantasmer sur l’Argentine, faut-il que nous descendions encore pour que le fameux sursaut nous soit imposé par les circonstances ?

On n’est pas encore tombé dans le gouffre, comme l’a dit François Bayrou. On marche au bord. Une crise financière risquerait de précipiter toutes les autres.

Il faut par ailleurs compter avec le parti des médias. Qu’en pensez-vous, vous qui en êtes un membre éminent ?

Quand j’ai commencé dans ce métier, nous partagions entre confrères de bords différents des valeurs communes et ça nous permettait de surmonter nos désaccords pour échanger. Même chose dans la classe politique. Aujourd’hui, tout est plus cloisonné. Les médias constituent un monde clos, une société de l’entre-soi qui se nourrit d’elle-même pour propager la bonne parole du camp du Bien. Qu’il s’agisse d’économie, d’école, d’immigration ou d’insécurité, elle mouline souvent les mêmes coquecigrues. Cette absence de diversité est inquiétante.

Vous oubliez la montée en puissance de nouveaux médias, à commencer par les médias Bolloré, mais aussi toutes sortes de trublions comme Frontières, L’Incorrect ou Causeur. Peut-on encore dire que les médias sont à gauche ? Le rapport de forces a changé, non ?

On en est encore loin. Mais il est heureux d’entendre de plus en plus de voix dissidentes.Le démocrate que je suis s’en réjouit, mais ce n’est pas le cas de tout le monde. Le sectarisme du camp du Bien donne une idée de l’infini.

Faut-il avoir peur de Jean-Luc Mélenchon ?

Oui et pour une raison très simple : c’est le meilleur orateur et le plus fin stratège. Il a bien travaillé son noyau dur (avec les islamo-gauchistes ou les gosses de bourgeois friqués) et maintenant il va, pour l’élargir, devenir ouvert et sympa, vous allez voir, en envoyant des signaux aux gaullistes, aux souverainistes. Sans oublier de répandre une marmelade idéologique immonde, sur fond d’antisémitisme, de communautarisme, de bêtise et d’ignardise économique.

Comment contrer tout cela ? Avec quel grand projet collectif mobiliser le pays ?

Mais ce projet existe : redresser la France ! Assainir l’économie, en finir avec les déficits et le surendettement, comme de Gaulle l’a fait en 1958 avec le plan Pinay-Rueff, et réindustrialiser le pays, réguler l’immigration, refonder l’école, réinventer la République, confisquée aujourd’hui par le gang de la Bien-Pensance qui a pris le contrôle du Conseil constitutionnel, du Conseil d’État, d’une partie de la justice, de l’école et j’en passe. C’est dingue tout ce qu’il y a à faire.

Pardon, mais réduire la dette, ouvrir des prisons et fermer les frontières, c’est indispensable mais pas totalement exaltant comme projet d’avenir !

Sauf si c’est dans le cadre d’un renouveau patriotique. Il faut relire Charles Péguy : nous avons trop oublié le spirituel et il est temps de mettre en avant notre histoire, notre patrie, sa mystique. Je veux croire au retour du patriotisme, valeur de droite comme de gauche. Une nation, disait l’historien Ernest Renan au xixe siècle, ce n’est pas une langue ni un groupe ethnique, « c’est d’avoir fait de grandes choses ensemble dans le passé et de vouloir en faire encore dans l’avenir ».

Le redressement exige-t-il un changement de régime – une VIe République ?

Quand l’économie va mal, il y a toujours des imbéciles – je ne parle pas de vous – pour dire qu’il faut changer la Constitution. Mais non, on doitchanger les têtes, c’est ça, le problème. La Ve me va ! Les institutions sont là, elles sont solides, elles l’ont prouvé ! Il faut juste des hommes et des femmes « avec des couilles », comme disait le Général.