Tribune

L’hypothèse d’une crise financière majeure n’est pas à exclure en cas de perte de confiance des marchés ;elle pourrait engendrer d’importants sacrifices pour les Français,explique l’essayiste Olivier Babeau.

Le Figaro Magazine - 5 septembre 2025 - Propos recueillis par Ghislain de Montalembert

La crise politique qui se profile pourrait-elle générer un risque de banqueroute financière de la France ?

Le risque est-il imminent ? Non. Doit-on s’inquiéter ? Oui. Encore faut-il s’entendre sur le sens du mot banqueroute. La banqueroute au sens strict n’existe pas pour un État : un pays ne « dépose pas le bilan » comme une entreprise. Mais il peut perdre l’accès aux marchés financiers ou se voir imposer des conditions humiliantes pour continuer à emprunter. C’est cela le risque. La France vit à crédit depuis cinquante ans : nous n’avons pas voté un seul budget en équilibre depuis 1974. Notre dette dépasse aujourd’hui 3 345 milliards d’euros, soit environ 114 % du PIB. La charge de la dette représente 62 milliards d’euros en 2025, soit davantage que le budget de la Défense et presque autant que l’Enseignement public. Chaque point de hausse des taux d’intérêt coûte environ 15 milliards supplémentaires par an. L’un des rares éléments rassurants du tableau est le déficit seulement léger de notre balance des paiements courants (intégrant les échanges de biens, services et capitaux). Le danger n’est pas immédiat, mais attendre que la chute commence pour réagir serait irresponsable. Si une récession frappait, la perte des recettes fiscales serait dramatique car notre déficit exploserait.

La menace est-elle celle d’une crise aiguë ou d’une asphyxie lente et profonde de notre économie ?

Les deux sont indissociables : l’asphyxie conduit tôt ou tard à la crise. Depuis des décennies, nous étouffons sous une fiscalité qui pèse sur la compétitivité et les revenus du travail. Cela entraîne moins d’activité, donc une croissance moindre des recettes par rapport à celle des dépenses, auxquelles l’État répond systématiquement par plus d’impôts ou plus d’endettement. Ce nœud coulant atteint aujourd’hui ses limites : prélèvements obligatoires records (45 % du PIB) et dépenses publiques massives (58 % du PIB, record de l’OCDE) nous laissent avec une croissance anémique (0,7 % en 2024, à peine 1 % attendu en 2025), montrant l’inanité de ceux qui plaident encore pour une politique de « relance » par la dépense. Si la dépense relançait quoi que ce soit, nous aurions la croissance la plus forte de l’OCDE. Les marges de manœuvre se réduisent comme peau de chagrin. Nous sommes incapables de baisser nos dépenses, tant pour le fonctionnement de l’État que pour notre système social.

Ce blocage tient aussi à un héritage : nous fonctionnons encore sur un contrat social conçu en 1945 pour une France jeune, industrielle, conquérante. Il reposait sur une redistribution massive et un État omniprésent, adapté à une économie en forte expansion. Mais nous sommes aujourd’hui une société vieillissante, désindustrialisée et peu tournée vers l’innovation. Ce modèle n’est plus soutenable car nous ne créons plus assez de richesses pour financer l’immense redistribution. L’outil de la dette ne tient que tant que les marchés croient à notre solvabilité. Or ce crédit de confiance s’effrite. En 2025, l’État doit lever 300 milliards d’euros simplement pour refinancer la dette et boucler son déficit. Si les taux remontent trop, l’asphyxie se transformera brutalement en crise ouverte.

Un scénario à la grecque est-il envisageable, avec une mise sous tutelle de l’économie française par le FMI ?

Un scénario strictement identique est improbable, car la France dispose d’un poids économique et politique bien supérieur à celui de la Grèce. C’est d’ailleurs moins le FMI que le mécanisme européen de stabilité qui serait enclenché. Il a déjà été utilisé pour la Grèce, l’Irlande, le Portugal ou Chypre. Il prévoit des prêts d’urgence conditionnés à des réformes drastiques. Cela pourrait signifier des coupes budgétaires massives, un gel partiel des pensions et traitements, des privatisations imposées, une hausse de la TVA. Ce qui est arrivé à la Grèce n’était pas une fiction.

Il faudrait renflouer les caisses de l’État en urgence : des hausses d’impôts sont-elles à redouter ?

Oui. C’est l’arme la plus immédiate d’un gouvernement en difficulté. Mais la France est déjà au maximum supportable. Les dépenses sociales représentent 32 % du PIB, contre 27 % en moyenne européenne. Nous avons l’un des systèmes de redistribution les plus généreux au monde, financé par des impôts records. Toute nouvelle hausse risque d’avoir un effet récessif. Pire : il y a tout lieu de penser que nous sommes déjà dans maints domaines fiscaux dans la partie décroissante de la fameuse courbe de Laffer, c’est-à-dire celle où une augmentation des taux fait baisser les recettes. Pourtant, la tentation sera grande d’aller chercher encore dans la poche des contribuables, en particulier les actifs. C’est une solution de court terme, non seulement destructrice de croissance mais aussi aggravant notre problème essentiel : nous avons trop peu de travail par rapport à la population totale car le travail ne paye pas assez et l’inactivité paye trop, créant une redoutable trappe à inactivité.

Face à l’urgence, l’épargne des Français pourrait-elle se trouver menacée ?

Oui. La loi Sapin 2 permet déjà, en cas de crise bancaire, de bloquer temporairement les retraits sur les contrats d’assurance-vie. Les dépôts bancaires sont garantis jusqu’à 100 000 euros par personne et par établissement, mais au-delà il n’existe aucune garantie. Dans une situation de panique, l’épargne pourrait être ponctionnée ou immobilisée. Rappelons que près de 50 % de notre dette est détenue par des créanciers étrangers : si leur confiance vacille, la pression sur les ressources intérieures, c’est-à-dire l’épargne nationale, pourrait devenir très forte.

À quel horizon cette crise financière pourrait-elle se déclencher ? Combien de temps pourrait-elle durer ?

Tout dépend des taux et de la croissance. Si la croissance ne connaît pas de trou d’air et que les marchés continuent à prêter à 3 %, la situation est tenable pendant un moment. Mais, à inflation inchangée, si les taux passaient durablement à 4 ou 5 %, cela représenterait 30 milliards de charges supplémentaires chaque année, soit l’équivalent d’un budget complet de ministère. La France est ainsi exposée à un choc brutal si la confiance s’érode. Une telle crise durerait plusieurs années, car les ajustements budgétaires nécessaires seraient massifs. L’exemple grec montre qu’il faut près d’une décennie pour rétablir une trajectoire crédible après une perte de souveraineté financière.

Une crise financière de cette ampleur entraînerait-elle irrémédiablement une crise économique, sociale et démocratique ?

Oui. Tout est lié. La crise de la dette entraîne une hausse des impôts et une baisse des prestations, ce qui nourrit la colère sociale. La confiance dans les institutions se dégrade, l’extrémisme prospère. Nous avons vu en Grèce comment la crise économique a rapidement débouché sur une crise démocratique majeure. L’histoire française elle-même le rappelle : la banqueroute de 1788 a directement précédé la Révolution. Nous traversons au fond une crise systémique dont la crise budgétaire n’est qu’une manifestation. Nous avons besoin d’un nouveau pacte national pour retrouver le chemin de la prospérité. Il doit remettre à plat toute notre solidarité pour en limiter le coût, revaloriser puissamment le travail et changer le logiciel d’intervention de l’État.

Jean-Luc Mélenchon prétend que l’économie française, compte tenu de sa taille, est à l’abri d’une crise majeure. Avez-vous le même avis ?

Non. Imaginer que nous soyons « trop grands pour tomber » est une dangereuse illusion. En réalité, la gauche radicale nie la gravité de la situation parce que cela remet en cause son narratif fondé sur toujours plus de dépenses et de redistribution. Elle est tout simplement incapable de s’inscrire dans une perspective de réforme et même de penser l’amélioration de l’efficacité de l’action publique. Mais la réalité est implacable : nous ne créons plus assez de richesses pour financer notre modèle social. Les recettes fiscales plafonnent, tandis que les dépenses s’emballent. Le déni consiste à croire qu’un nouvel impôt résoudra chaque problème, qu’il suffit d’aller prendre un peu plus du patrimoine des « riches ». C’est oublier que nous vivons déjà avec les prélèvements les plus lourds du monde développé. L’argument « trop grand pour tomber » a été utilisé pour l’Italie dans les années 2010. Pourtant, elle aussi a dû accepter des réformes sévères sous la pression des marchés.

Comment expliquez-vous qu’une partie des Français soit encore dans le déni, refusant de considérer l’urgence de freiner les dépenses publiques dont la France reste la championne ?

Deux facteurs expliquent ce déni. D’abord, un déficit de connaissance : le système est complexe et les mécanismes budgétaires restent invisibles pour la plupart. Ensuite et plus fondamentalement, une dépendance massive : plus d’un Français sur deux perçoit une prestation sociale, et près d’un actif sur cinq travaille dans la fonction publique (un sur quatre si l’on étend à la dépendance indirecte aux ressources publiques). Une telle situation crée une majorité silencieuse attachée au maintien de la dépense. Chacun défend son avantage immédiat, sans mesurer le coût collectif d’un modèle financé par la dette. Mais une trajectoire fondée sur l’endettement ne peut se poursuivre indéfiniment : elle débouchera nécessairement sur des ajustements contraints. ■

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Olicvier  Babeau

Président-Fondateur de l'Institut Sapiens

Professeur à l'Université de Bordeaux

* Derniers livres : L’Ère de la flemme, Buchet-Chastel (janvier 2025), La Tyrannie du divertissement, Buchet-Chastel (février 2023).