Présidentielle

Le Président aime étirer le temps, par plaisir, par intérêt, par tempérament. A force de contrarier les horloges, il peut les transformer en boomerang.

L'Opinion - 28 février 2022 - Par Corinne Lhaïk

Emmanuel Macron est l’inventeur d’une nouvelle théorie, dont il est l’ardent praticien : le tantrisme politique. Cette propension à étirer les limites du temps, il la met au service de ses intérêts ou de son plaisir. Elle est une question de calcul et de tempérament. Candidat à sa succession, le président de la République aura recherché le moment le plus tardif possible pour officialiser sa décision. Prévue pour la semaine du 21 février, elle est retardée pour cause de guerre en Ukraine. Mars est venu contrarier Kronos. Cette posture martiale profite au futur candidat, mais nuit au débat démocratique. De quoi parler si l’on ne sait pas pourquoi et comment le sortant veut (re)conquérir les bulletins, voire les cœurs?

Ce n’est pas la première fois que le président repousse les murs. En 2016, sa démission de ministre de l’Economie est longuement commentée avant d’être effective. Les spéculations commencent dès le lancement de son mouvement En Marche ! le 6 avril, à Amiens, jusqu’à son départ du gouvernement, le 30 août. Sa déclaration de candidature suit le même processus. Elle intervient le 16 novembre après trois meetings en octobre, autant de signaux d’entrée dans une campagne qui ne dit pas encore son nom. Longtemps, on le juge creux car candidat sans programme. Le 2 mars 2017, il finit par présenter un « contrat avec la nation », et la nuance n’est pas que de vocabulaire : il ne veut pas faire comme les autres, sa marque de fabrique.

Le temps est une pâte qu’il aime modeler. Dans la conquête, puis au pouvoir. Passons sur le poncif : un président se veut toujours maître des horloges, n’est-ce pas un attribut du pouvoir suprême que les gouvernants volent aux dieux ? Emmanuel Macron fait un usage très personnalisé de ce privilège, car contradictoire. Capable à la fois d’hyper-réactivité et d’interminables maturations. Elles traduisent à la fois la volonté de bien faire, comme la difficulté à faire.

Durant ses rendez-vous, il ne regarde ni sa montre, ni son portable, tout entier à sa proie attaché, concentré pour mieux convaincre. Le temps n’est jamais une contrainte, toujours une variable d’ajustement. Il peut passer six heures avec Vladimir Poutine – quoi de plus normal ? – et autant avec les maires de petites communes réunis pour le Grand débat. Ses retards sont légendaires, le quart d’heure macronien est de rigueur, la demi-heure, les quarante-cinq minutes de « poireautage » fréquents. A l’Elysée, les collaborateurs, toujours ponctuels, patientent ; lui est inflexible avec les retardataires. Il arrive que la réunion soit annulée ou qu’on demande à ses participants de réintégrer leur bureau : on les préviendra le moment venu. Nicolas Sarkozy était moins coutumier de ces délais, mais il expédiait les choses.

Mouton à cinq pattes. Après les dîners politiques de l’Elysée, lors des remises de décoration, le président joue les prolongations et les arrêts de jeu. Lors des déplacements, personne ne peut lui dire : « Il faut y aller ». Son équipe a appris d’autres réflexes : cacher 20 à 30 minutes, ici et là dans l’agenda, pour tenir compte des rencontres qui s’éternisent. Les discours sont réécrits jusqu’à la dernière seconde, parfois directement sur le prompteur. Ils peuvent être raturés dans la voiture.

Le Président malaxe les possibles jusqu’à n’en choisir aucun. Il préfère l’absence de solution à une décision qu’il juge bancale. Les nominations sont le domaine d’excellence de la procrastination

Sa vie personnelle est pourtant métronomique. Tous les soirs, sauf obligation présidentielle, il dîne avec Brigitte, sur les coups de 21h. Le week-end, c’est la Lanterne. Le dimanche, il prépare son cartable de la semaine, lit toutes les notes de ses collaborateurs. Le lundi, il déboule avec les commentaires et certains prennent cher.

Il n’est pas l’homme du « en même temps » pour rien. Peser et soupeser. Thèse et antithèse. En quête du geste parfait, à la recherche du mouton à cinq pattes, il malaxe les possibles jusqu’à n’en choisir aucun. Il préfère l’absence de solution à une décision qu’il juge bancale. Les nominations sont le domaine d’excellence de la procrastination. Le quinquennat commence par une longue attente : le départ de Pierre-René Lemas du poste de directeur général de la Caisse des dépôts est décidé en août. Son successeur, Eric Lombard, est nommé en novembre, après que l’Elysée a testé plusieurs profils.Le poste d’ambassadeur de France près le Saint-Siège, à Rome, reste vacant pendant neuf mois entre le départ de Philippe Zeller, en juillet 2018, et l’arrivée d’Elisabeth Beton-Delègue, pourtant pressentie dès le début du processus.

Au livre Guiness des retards macronistes, la direction de l’Opéra de Paris l’emporte haut la main. Qui pour remplacer Stéphane Lissner ? Le feuilleton s’ouvre en janvier 2018, épuise plusieurs méthodes de recrutement et s’achève en septembre 2020 avec la désignation d’Alexander Neef. Un autre monument, le château de Versailles, est bien parti pour challenger cette performance : notre joyau national n’a plus de patron depuis… avril 2021. Personne ne s’en est rendu compte car Catherine Pégard, présidente depuis 2011, atteinte par la limite d’âge, assure l’intérim. Les noms circulent. Celui de Camille Pascal, conseiller discours de Jean Castex, n’est plus dans la course. Jean d’Haussonville, directeur général du domaine de Chambord, a le profil du poste. Peut-être trop : Emmanuel Macron se demande toujours s’il ne peut pas trouver aussi efficace, en plus original. La réponse appartient à son successeur – peut-être lui-même.

Punition. La Cour des comptes, elle aussi, a connu un intérim. Quatre mois « seulement », de février à mai 2020. Le départ de Didier Migaud, son premier président, était prévu de longue date. Le nom du remplaçant, Pierre Moscovici, également évoqué. Mais rien ne se passe. A la fin de mai, l’ancien commissaire européen est convoqué à l’Elysée. Venez à 14 heures, lui dit-on. Le Président l’accueille comme un frère : « Je n’ai pensé qu’à toi », lui dit-il. Alors pourquoi ce silence ? Au mois d’août précédent, Le Monde a publié des propos très critiques tenus par le candidat pressenti sur Emmanuel Macron. L’attente présidentielle est sinon une réflexion (et s’il nommait quelqu’un d’autre ?), du moins une punition... Ajoutons qu’Emmanuel Macron n’attache pas une importance fondamentale à ces grandes institutions.

Au moins la désignation des ministres est-elle une urgence ? Pas davantage, pour Emmanuel Macron. En octobre 2018, il faut quinze jours pour trouver un successeur à Gérard Collomb, ministre de l’Intérieur démissionnaire. En juillet 2020, les ministres de Jean Castex sont annoncés le 6 ; mais les secrétaires d’Etat vingt jours plus tard. Il faut trouver un équilibre, digne d’un tableau de Rothko, entre femmes et hommes, société civile et politique, droite et gauche.

Eviter les fuites est son obsession. Comme rien n’est décidé, rien ne peut se dire... Résister à la machine médiatique n’est pas le plus mince de ses plaisirs

Le dépassement est un combat chronophage. La valse des préfets aussi. En janvier 2020, Emmanuel Macron change ces représentants de l’Etat dans près d’un quart des départements. Il avait promis ce mouvement, mais il a fallu du travail pour trouver des titulaires qui ne soient pas les usual suspects, trop classiques, mais des femmes, des profils passés par le privé, etc.

L’homme pressé de transformer la France est néanmoins capable de vitesse et de fermeté pour confiner puis déconfiner les Français et maintenir les écoles ouvertes ; pour refaire son discours de sortie du Grand débat aprèsl’incendie de Notre-Dame, le 15 avril 2019 ; pour corriger, en cinq jours, sa politique fiscale du début du quinquennat ; pour renoncer à la hausse de la taxe carbone qui a mis le feu aux Gilets jaunes ; pour partir au Liban, deux jours après l’explosion du port de Beyrouth, en août 2020. Le contraste est grand entre ce président mobile, ce jeune homme prompt à dégainer ses petites phrases et celui qui a besoin de mâchonner les décisions.

Salle d’attente. Il faut trois ans de réunions, avec des pauses, des reprises et des réorientations, pour qu’émerge, en décembre 2020, un projet de loi « visant à conforter le respect des principes de la République », également appelée loi contre le séparatisme. La réforme des retraites doit son échec à son impréparation et à une maturation excessive. Elle est confiée sans boussole à Jean-Paul Delevoye pendant deux ans.L’exécutif laisse passer les européennes (mai 2019) puis le G7 (fin août) avant de s’y plonger. Il se fait tard sur le quinquennat. Le plan Action publique 2022 souffre des mêmes maux. Il s’agit de repenser les services publics tout en faisant des économies. Un rapport terminé en juin 2018 n’est jamais assumé. La séquence Benalla, les démissions de Nicolas Hulot puis de Gérard Collomb, et enfin les Gilets jaunes mettent fin à l’exercice.

La bonification perpétuelle a ses inconvénients. Elle a ses partisans qui y voient une méthode pour éviter les fuites, l’obsession du Président. Comme rien n’est décidé, rien ne peut se dire. Ce qui n’empêche pas d’écrire. A la fin de janvier 2021, l’Elysée s’amuse des articles annonçant un reconfinement, sur la foi du sentiment qui domine à Matignon ou au ministère de la Santé. Alors que le chef de l’Etat ne le décidera finalement pas. Résister à la machine médiatique n’est pas le plus mince de ses plaisirs.

Transformer la politique en salle d’attente est un signal de faiblesse, répondent les opposants. Le goût de la dialectique et de la délibération n’explique pas tout. L’amour du temps long doit aussi à l’inexpérience. Sur beaucoup de sujets, sur les questions de méthode, le quinquennat a été le chemin d’apprentissage d’un novice en politique, contraint de décider sur des affaires qu’il découvre. Le chantre du dégagisme est désormais contraint de plaider pour la stabilité : reprenez-moi, maintenant je sais. Ce sera probablement l’un de ses arguments.