Nicolas Sarkozy mercredi à Paris. (Sébastien Valente/Bestimage pour le JDD)

Entretien

Pour la première fois depuis 2016, l’ancien chef de l'État a accepté de parler politique avec le JDD. Présidence d’Emmanuel Macron, qu’il soutient toujours, réforme des retraites, nucléaires, meurtre de la petite Lola, guerre en Ukraine, Qatar, congrès LR, affaires : Nicolas Sarkozy n’élude rien.

Le JDD - 22 octobre 2022 - Par Jérôme Béglé, Christine Ollivier et David Revault d’Allonnes

Costume gris, ­chemise blanche, conviction intacte… Dès la deuxième question Nicolas Sarkozy s’emballe, hausse le ton, sa jambe bat la mesure. Quand on parle de la France, des débats politiques qui agitent le pays, des retraites, de la petite Lola ­sauvagement assassinée, l’ancien président de la République s’anime. La ­passion, les souvenirs, l’énergie, l’indignation et l’expérience forment un carburant détonant chez cet homme de 66 ans toujours en mouvement. Il était la veille en Côte d’Ivoire où il a rencontré Alassane Ouattara, s’apprête à partir à Abu Dhabi pour discuter avec l’émir Mohammed ben Zayed, dernier dirigeant à avoir eu un tête-à-tête avec Vladimir Poutine . Après le déjeuner terminé, il quittera ses bureaux de la rue de Miromesnil pour assister à la commémoration de la pose de la première pierre de la Mosquée de Paris. Il y ­retrouvera Emmanuel Macron et Gérald ­Darmanin… à qui il adresse un petit tacle glissé en déplorant que le Conseil français du culte musulman, dont il a favorisé la création en 2003, ne soit plus leur interlocuteur privilégié.

Entre deux déplacements, ­Nicolas Sarkozy a dévoré Le Mage du ­Kremlin de Giuliano da Empoli, vient ­d’attaquer le nouveau livre d’Erik Orsenna La Terre a soif. Grâce au Figaro, qui réédite les meilleurs ­Goncourt du siècle, il a dévoré et adoré Le Soleil des Scorta de ­Laurent Gaudé ainsi que Les Grandes Familles de Maurice Druon. Chaque jour, il s’astreint à la rédaction du troisième volume d’un livre qu’il ne veut pas qu’on appelle ses Mémoires. Le texte est bien avancé mais la date de sortie tenue jalousement secrète ainsi que le titre. Notre entretien a duré quatre-vingt-dix minutes, suivi d’un déjeuner. Le téléphone de Nicolas Sarkozy a beaucoup sonné. Il n’a décroché qu’une seule fois : pour Carla…

Cela fait aujourd’hui six mois, jour pour jour, qu’Emmanuel Macron a été réélu président de la République. Quel regard portez-vous sur le début de ce second quinquennat ?
Comme chacun le sait, puisque j’ai été très transparent pendant la campagne présidentielle, je l’ai soutenu. Et si c’était à refaire, je le referais. La politique n’est jamais un choix de valeur absolue, toujours un choix de valeur relative. C’est la différence entre les intellectuels et les praticiens, entre les idéologues et les politiques. On prend la meilleure des possibilités. Je ne voulais pas de M. Mélenchon ni de Mme Le Pen. Dans l’intérêt de la France, la meilleure décision possible était donc d’aider le président Macron. Est-ce à dire que je suis d’accord avec tout, ou satisfait de tout ? C’est une autre histoire.

 

J’ai été très transparent pendant la campagne présidentielle, j’ai soutenu Emmanuel Macron. Et si c’était à refaire, je le referais.

Mais il n’y avait pas que trois candidats dans cette campagne. Il y avait aussi Valérie Pécresse, la candidate des Républicains…
Pour pouvoir choisir un candidat au second tour, encore fallait-il qu’il y soit qualifié. Ou qu’il ait une chance crédible de l’être.

Sur quels sujets Emmanuel Macron vous plaît-il ?
J’ai toujours pensé que, face à un pays qui a démontré, à travers son histoire, ses capacités éruptives, avoir un président calme, modéré, refusant toute forme d’excès, était la meilleure solution. On ne répond pas à une situation ­éruptive en étant éruptif soi-même : il faut du sang-froid, de la mesure et de l’expérience. Il me semble que le président Macron possède ces qualités.

N’y a-t-il pas un revers à cette médaille ?
Je n’ai jamais été de gauche. Et ce n’est faire injure à personne que de rappeler que le président Macron vient de la gauche. J’aimerais ­parfois qu’il franchisse le Rubicon de façon plus franche, car la France est aujourd’hui majoritairement du côté du parti de l’autorité, de la fermeté, de la liberté. Appelez cela centre droit, centre, droite républicaine, peu importe : l’axe stratégique du pays se trouve ­clairement là. Je n’ai aucun conseil à donner. Je me suis toujours méfié des ­donneurs de leçons. Mais si j’avais un souhait, c’est que la matrice politique du président se rapproche davantage de la matrice du pays telle que je la ressens.

Comment pourrait-il franchir le Rubicon selon vous ?
Le président a des intuitions et une expérience incontestables. Mais j’observe qu’il peut parfois avoir la tentation de s’arrêter au milieu du gué. Ce sont les inconvénients du « en même temps ».

Le président peut parfois avoir la tentation de s’arrêter au milieu du gué

Le recours au 49-3 pour faire passer la partie recettes du projet de loi de finances pour 2023 était-il inévitable ?
Lorsque j’étais président, je n’ai jamais voulu utiliser le 49-3, parce que je n’aimais pas l’idée de l’utiliser contre ma majorité. Cela aurait été une preuve de faiblesse. Le président Macron est dans une autre situation, puisqu’il n’a pas de majorité absolue. Je comprends donc qu’il y ait recours, mais je rappelle qu’il ne pourra pas le faire ­indéfiniment… Il est dans la position d’un chasseur qui n’a pas une ressource infinie de munitions. Emmanuel Macron n’est pas faible parce qu’il utilise le 49-3 : il est affaibli parce qu’il n’a pas eu la majorité absolue.

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Mais comment peut-il procéder, dès lors ?
Le 49-3 n’est pas la seule solution. Il pourrait également chercher à faire un accord politique en bonne et due forme avec toutes les bonnes volontés prêtes à constituer une majorité dans l’intérêt supérieur du pays. On ne se renie jamais lorsqu’on fait le choix de l’intérêt général.

La capacité réformatrice du chef de l’État est-elle amputée ?
Disons qu’il vaut toujours mieux avoir une majorité absolue que relative…

Emmanuel Macron a-t-il bien géré la crise des carburants ?
Il l’a gérée. Comme on peut le constater, les choses sont en train de s’améliorer.

Le chef de l’État a fait part de son intention de réformer cet hiver le système de retraites. Les Français sont-ils prêts pour un recul de l’âge légal à 65 ans ?
Quand j’ai moi-même fait la réforme des retraites en 2011, ce n’était pas pour le plaisir de passer de 60 à 62 ans, mais parce que c’était indispensable après la crise financière de 2008 et ses conséquences dramatiques. Depuis, cette réforme rapporte chaque année 20 milliards d’euros, bien utiles pour payer les pensions des retraités. Car c’est bien de cela dont il s’agit : si demain l’argent venait à manquer, ce serait les retraités d’aujourd’hui qui ne toucheraient plus leurs pensions. À l’époque, j’avais été confronté à quatorze journées de manifestations nationales, dont l’une d’entre elles avait rassemblé plus de 2 millions de personnes. J’ai réalisé cette réforme un an avant la présidentielle de 2012. Et déjà les mêmes qu’aujourd’hui m’appelaient à « ne pas passer en force »… Faut-il un dictionnaire pour comprendre que ceux qui expliquent cela, ce sont ceux qui ne veulent en réalité pas passer du tout ?

À qui pensez-vous ?
Il est aisé de les reconnaître puisque leur discours n’a pas changé. Il s’agissait déjà de M. Bayrou, des socialistes, de la CFDT… Durant le précédent quinquennat, Jean-Paul Delevoye, haut-commissaire aux retraites, a mené une concertation qui a duré un an et demi. Elle n’a abouti à rien.

La seule mesure efficace pour garantir notre régime de retraite, c’est de reculer l’âge de la retraite.

Il y a quand même eu une tentative de réforme…
Une « tentative », cela ne signifie rien. Dans la vie, il y a ce que vous faites ou ce que vous ne faites pas. Après toutes ces discussions, les données du problème sont parfaitement connues. La seule mesure efficace pour garantir notre régime de retraite, c’est de reculer l’âge de la retraite. C’est simple, clair et net. Les Français arrivent plus tard sur le marché du travail, ils vivent plus longtemps, ils travaillent moins tout au long de l’année depuis les 35 heures… Donc si nous ne travaillons pas plus longtemps tout au long de la vie, cela ne peut pas marcher. Le régime vieillesse ira à la faillite.

Jusqu’à quel point faut-il reporter l’âge de départ ?
À 63, 64 ou 65 ans, je n’ai pas à me prononcer là-dessus. C’est au gouvernement de faire une proposition. Cependant, il y a beaucoup plus important que la durée : c’est le moment qui sera choisi pour la mise en œuvre de la réforme. Il vaut mieux passer à 63 ans tout de suite qu’à 65 ans dans dix ans. Car ce qui compte, c’est le moment où le régime récupérera les recettes dont il a besoin. Je ne crois pas à la réforme parfaite qui réglera tout définitivement. Il y aura, après M. Macron, d’autres présidents qui feront de nouvelles réformes des retraites, parce que c’est la vie. Le plus tôt la réforme s’appliquera, le mieux cela sera.

Soupçonnez-vous Emmanuel Macron de ne pas réellement vouloir la faire ?
Bien au contraire car c’est même un sujet sur lequel il a été clair puisqu’il a dit pendant la campagne présidentielle ce qu’il allait faire. C’est courageux de confirmer cet engagement alors que, dans sa majorité comme dans mon propre parti, il y a tant de gens qui se renient. La retraite est toujours une question qui donne lieu à beaucoup de démagogie. Je rappelle qu’à la veille des élections de 2012 M. Hollande et les socialistes avaient solennellement promis un retour aux 60 ans. Promesse qui naturellement ne fut jamais tenue.

Alors pourquoi la réforme n’a-t-elle pas été faite pendant son premier quinquennat, selon vous ?
C’était une erreur d’écouter tous ceux qui prétendaient qu’il fallait adopter une réforme dite « systémique ». C’est un mot qui en réalité signifie : « pas de réforme ». Ceux qui affirment vouloir tout changer sont en vérité ceux qui ne veulent rien changer.

Êtes-vous inquiet de l’état des finances publiques ?
Il y a déficit et déficit. Que la France s’endette pour financer des infrastructures et des investissements, à une époque où le coût de l’argent était négatif, c’est de la bonne gestion. S’il s’agit de financer le canal Seine Nord, la prolongation des TGV ou la création de nouvelles centrales nucléaires, des investissements qui produiront croissance et recettes fiscales, ce déficit est sain. Mais s’il s’agit de financer des dépenses récurrentes, alors cela peut conduire à la catastrophe et à la faillite.

Que faire, donc, sur le plan budgétaire ?
Le coût de l’argent monte très rapidement et de façon assez exponentielle. Je crains que nous ne soyons qu’au début de ce processus. Je rappelle qu’un point de taux d’intérêt en plus, c’est 17 milliards d’euros par an pour le seul service de la dette. C’est donc une erreur de continuer à engager des fonctionnaires, de ne parler de la fonction publique qu’en termes de nombre sans jamais évoquer la question centrale de la durée du temps de travail. Pour la fonction publique territoriale, par exemple, l’immense majorité de ses membres ne fait pas les 35 heures, mais moins. La France, entre 1991 et 2007, a créé un million de postes de fonctionnaires. Elle n’en a pas les moyens. C’est une réalité incontournable. Et je suis désolé d’avoir été le seul président de la Ve République qui a cherché à diminuer les effectifs de la fonction publique. Il aurait fallu faire plus et plus tôt. Moins de fonctionnaires, mieux payés, mieux considérés, mieux formés, c’est tout simplement l’intérêt national.

On vous l’a beaucoup reproché, s’agissant des policiers…
Oh, je connais bien cette rengaine, c’est celle de la facilité. Ce n’est jamais le bon moment et ce n’est jamais le bon poste. Un jour, il ne faut pas toucher au nombre de policiers, un autre au nombre de fonctionnaires, un autre encore au nombre de soignants. À l’arrivée, la France a un appareil administratif trop lourd qui pèse sur le système de production et accroît le nombre de chômeurs. La France ne peut pas continuer dans le « toujours plus », elle doit adopter la stratégie du « toujours mieux ». Plus de salaire et plus de travail.

La France ne peut pas continuer dans le « toujours plus », elle doit adopter la stratégie du « toujours mieux ».

L’exécutif a fait le choix de financer un coûteux bouclier pour protéger les Français de l’explosion des prix de l’énergie. Était-ce la bonne solution ?
Il n’y a jamais de bonne solution. Face à l’explosion effrayante du coût de l’énergie, je pense qu’ils ont eu raison. Cela évoque pour moi ce proverbe chinois : « Quand le sage montre la Lune, l’imbécile regarde le doigt. » Quand l’homme d’État regarde le prix de l’énergie, l’irresponsable dénonce le bouclier, qui n’est en rien la cause de la crise ! Car s’il y a quelque chose à dénoncer, c’est bien l’irresponsabilité de nos choix des dix dernières années en matière de nucléaire. Le bouclier n’est pas une erreur : c’est juste une conséquence.

La France est menacée par des coupures électriques cet hiver. À qui la faute ?
C’est d’abord le résultat d’un choix stratégique irresponsable, en rupture complète avec l’histoire de la Ve République. Tous les présidents, y compris François Mitterrand, toutes les formations politiques, y compris le PS et le PCF, ont soutenu le nucléaire. Jusqu’à ­François Hollande qui, pour séduire les écologistes, a pris le risque insensé de suspendre l’avenir de filière nucléaire française. Je rappelle que la centrale de Fessenheim avait obtenu de l’Autorité de sûreté nucléaire sa prolongation pour au moins dix ans. Elle fournissait l’électricité de presque toute ­l’Alsace. Elle rapportait 300 millions d’euros par an à EDF. Elle a été fermée pour des raisons exclusivement politiciennes. Mais la faute vient également des conséquences de la mainmise sur les médias du lobby antinucléaire. Le résultat est accablant, puisqu’au cours des quarante dernières années, seules deux nouvelles centrales ont été lancées – celle de Flamanville et celle de Penly. Ce sont des décisions qui m’ont valu une avalanche de critiques. C’est peu dire que je ne les regrette pas. L’Allemagne a également été fautive puisque ­Mme ­Merkel a commis l’erreur, majeure, de fermer la ­quasi-totalité de ses centrales nucléaires. La conséquence, c’est que les Allemands ont rouvert leurs centrales à charbon, dont les émanations polluent jusqu’à l’air parisien. Beau résultat ! Je veux aussi dénoncer l’incohérence de toutes les ONG qui prétendaient promouvoir une économie décarbonée et qui dans le même temps voulaient détruire la seule filière énergétique d’importance qui ne produit aucun carbone. Enfin, je suis bien d’accord pour développer les énergies renouvelables mais aucun responsable ne pourra prétendre qu’elles se substitueront au nucléaire. Ce qui a été fait à la filière nucléaire française disqualifie à mes yeux toute personne qui a été associée à ces choix profondément contraire à l’intérêt de la France.

Ce qui a été fait à la filière nucléaire française disqualifie à mes yeux toute personne qui a été associée à ces choix

Y compris le président Macron, qui a avalisé la fermeture de Fessenheim ?
Le train était hélas bien lancé quand il a pris en main les rênes de l’État. Depuis, il a changé d’avis… dans le bon sens. Je me souviens des déclarations de M. Hulot, alors ministre, annonçant dans la même journée que dans quinze ans la totalité des voitures vendues seraient électriques, et que dans vingt-cinq ans près de la moitié du parc nucléaire serait fermée… Personne à l’époque ne lui a posé la question de savoir comment on produirait l’électricité dont ces voitures auraient besoin. Envisager la fermeture de la moitié de notre parc nucléaire est sans doute la chose la plus irresponsable que j’ai entendue dans le débat public ces dix dernières années. J’ajoute que je souhaite que l’on revienne sur l’interdiction faite à la recherche sur le gaz de schiste. Le progrès est une chance pour la France. Le refuser n’est rien d’autre que de l’obscurantisme.

Faudrait-il exploiter les réserves de gaz de schiste sur notre territoire selon vous ?
Oui, il faudra le faire dès que l’on maîtrisera une technique de fragmentation qui préserve les nappes phréatiques. Mais si on ne recherche pas les technologies qui nous permettront d’exploiter la richesse de notre sous-sol tout en protégeant nos nappes phréatiques, on ne risque pas de les trouver.

Le meurtre de Lola, 12 ans, a provoqué beaucoup d’émotion chez les Français. La meurtrière présumée avait fait l’objet en août d’une obligation de quitter le territoire [OQTF] non exécutée. Comprenez-vous l’émoi que cette affaire suscite ?
J’ai appris avec effarement ce qui était arrivé à Lola. J’ai, comme tout père d’une petite fille du même âge, pensé que cela aurait pu lui arriver. Les fous, les barbares, hommes ou femmes, cela a toujours existé. J’aimerais qu’on ne mélange pas tout. La non-exécution des décisions de quitter le territoire n’est pas la question. J’aurais été tout autant bouleversé si cet acte ignoble avait été commis par un Français. La mort de Lola, quel que soit le criminel, est un drame absolu. Mais je veux ajouter que si Lola était toujours en vie, je serais quand même scandalisé par la non-exécution des reconduites à la frontière.

Que pensez-vous de la polémique politique autour de cette affaire ?
La meute, je connais bien cela… L’extrême gauche et la gauche n’ont d’ailleurs aucune leçon à donner. L’exploitation politique n’a pas d’étiquette. Elle est toujours aussi stupide et contre-productive. Peut-être que, n’étant plus dans la vie politique, je peux plus facilement tenir un langage de raison. Cela fait longtemps qu’on aurait dû se préoccuper de la non-exécution des reconduites à la frontière. J’avais changé la législation. J’ai été littéralement insulté pendant les cinq années de mon mandat par tous les droits-de-l’hommistes parce que nous allions jusqu’à organiser des charters de reconduite dans les pays d’origine. Un journal avait même fait sa une pour me traiter de « voyou de la République » parce que j’avais dénoncé la délinquance commise par des étrangers sur le territoire national. À mon époque, les OQTF n’étaient pas à 6 % d’exécution, même s’il y avait des progrès à faire. Tout l’arsenal législatif pour lutter contre l’immigration irrégulière que nous avions mis en place a été systématiquement démantelé par mon successeur immédiat. Gérald Darmanin a raison de réclamer davantage de fermeté.

L’exploitation politique est toujours aussi stupide et contre-productive

Comment expliquez-vous que l’État ne parvienne plus à exécuter les OQTF ?
Le problème central, c’est celui de nos juridictions qui, au nom du respect, ­parfaitement légitime, de l’État de droit, sont en train de nous transformer en État d’impuissance. À chaque fois qu’un gouvernement veut avancer, ils imaginent une nouvelle règle qui complique encore davantage la tâche de ceux qui dirigent l’État. Je suis bien évidemment très attaché au respect des droits de la personne. Mais quand une personne n’a pas le droit de rester en France, alors l’État doit avoir la possibilité de la renvoyer, au besoin sous la contrainte.

Le gouvernement a-t-il fait preuve de faiblesse lors de l’expulsion de l’imam Hassan Iquioussen ?
C’est un cas extrême qui ne fait pas partie des cas les plus difficiles en réalité. Si quelqu’un pénètre chez vous, qu’il casse le lustre et qu’il part avec le canapé, tout le monde sera d’accord pour affirmer qu’il doit être arrêté par la police. Mais si le même individu pénètre chez vous, qu’il s’assoit poliment sur votre canapé, qu’il ne casse rien mais qu’il le fait sans votre autorisation, j’affirme que lui aussi doit être expulsé. Dans ce domaine, nous subissons le même conformisme que celui de l’écologie militante extrémiste. Quand j’ai prononcé le discours de Grenoble, j’ai été traité de raciste et de ­xénophobe. On a même comparé mon meeting du Trocadéro au congrès de Nuremberg… Je n’ai rien oublié de ces outrances, de ces indignations ridicules et déplacées. Et je n’accepte pas que ce soit les mêmes qui aujourd’hui se posent en donneurs de leçons sur l’inefficacité de l’État en matière d’immigration irrégulière. Par leurs déclarations outrancières, ils ont été les complices de cette impuissance. Je veux dire un mot particulier à ceux de mes propres amis qui ont parfois tendance à oublier ce que nous avons fait. Je n’aime pas la double peine, je ne veux donc pas m’être fait insulter à l’époque pour en avoir trop fait, et me voir reprocher aujourd’hui de ne pas en avoir assez fait.

Un des problèmes est le refus de certains pays, comme l’Algérie, de donner les laissez-passer consulaires pour permettre l’exécution des OQTF…
L’Algérie est un grand pays, que j’aime, mais qui n’en finit pas de ressasser son ressentiment à propos de la guerre d’Algérie. Nous ne pouvons pas être les victimes, soixante-dix ans après, du débat politique interne à l’Algérie. Il me semble qu’un État dont les ressortissants se voient accorder des centaines de milliers de visas ne devrait avoir d’autre choix que celui d’accepter d’en accorder à la France quelques centaines pour assurer le retour de ressortissants algériens. Dans mon esprit, la règle doit être claire, c’est celle du donnant-donnant.

L’Europe est à nouveau en guerre. Le conflit semble durer et s’enliser. Faut-il s’en inquiéter ?
Oui, hélas ! J’aimerais qu’un jour quelqu’un m’explique ce que veut dire « faire la guerre sans la faire ». S’il y a une notion qui devrait exiger de la clarté, c’est celle de la guerre et de la paix. Soit on fait la guerre, soit on fait la paix. Allier les deux n’a pas grand sens. En tout cas, quand on les utilise en même temps.

La France doit-elle continuer de discuter avec Vladimir Poutine ?
Le président Macron a parfaitement raison de vouloir conserver le contact avec Vladimir Poutine. Comment arrêter la guerre sans parler aux belligérants ? Non seulement on veut faire la guerre sans la faire, mais on voudrait en plus l’arrêter sans s’adresser aux protagonistes. Cela va finir par devenir très compliqué ! Les mots ont un sens et il faut être prudent dans leur utilisation. Quand on dit qu’on ne parlera pas à la Russie tant que ­Poutine sera au pouvoir, cela revient à exiger un changement de régime à Moscou. Je considère qu’il s’agit d’un saut dangereux vers l’inconnu, même si on peut comprendre qu’il soit difficile pour le président ukrainien de parler à Poutine.

Le président Macron a parfaitement raison de vouloir conserver le contact avec Vladimir Poutine

Comment arrêter cette guerre ?
Quand je suis intervenu en ­Géorgie, les chars russes étaient à 25 kilomètres de Tbilissi. Trois jours plus tard, je me rendais à Moscou et à Tbilissi. Être au service de la paix demande de parler à tout le monde. Sur la question ukrainienne, beaucoup de temps a été perdu. Or, dans les crises internationales de cette nature, seule la rapidité d’action donne des marges de manœuvre. Et ce temps perdu, c’est autant de milliers de morts totalement inutiles… Entre la Russie et l’Ukraine, je ne crois pas que les torts soient partagés. On ne peut pas mettre sur le même plan l’agresseur et l’agressé. Nous devons également tenir compte de la complexité de la région, de son histoire entremêlée, de ses haines séculaires et de l’instabilité profonde qui y règne depuis l’effondrement de l’Union soviétique. En 2008, avec Angela Merkel, nous avions refusé l’entrée de l’Ukraine dans l’Otan. Cela aurait été vécu comme une provocation par les Russes. Je rappelle que le drame qui se déroule dans cette région du monde est une question dont la responsabilité première devrait être assumée par les Européens. Je regrette que l’Union européenne puisse donner l’impression d’être à la remorque des Américains. Enfin, que cela plaise ou non, les pays ne changeant pas d’adresse, l’Europe et la Russie sont condamnés à entretenir des relations de paix et de bon voisinage. Si nous avons réussi la réconciliation franco-allemande, nous serons capables de réconcilier l’Europe et la ­Russie. C’est à la France de prendre le leadership dans cette crise.

Pas aux institutions européennes ?
Je crois à la politique et au leadership politique. La Commission européenne est un organisme d’abord administratif. Je n’ai d’ailleurs toujours pas compris en vertu de quel article des traités européens Mme von der Leyen peut justifier sa compétence en matière d’achats d’armes et de politique étrangère. Nous assistons à un conflit « chaud » aux portes de l’Europe. La seule chose que les Européens entendent aujourd’hui, c’est l’addition de milliards d’euros consacrés à l’achat d’armes. Toujours plus d’armes, toujours plus de morts, toujours plus de guerre ! Nous sommes à la merci d’une erreur de calcul, d’une exaltation, d’un énervement, d’une réaction épidermique. Nous dansons au bord d’un volcan. La condamnation ferme de l’initiative prise par ­Vladimir ­Poutine était ­nécessaire. La réaction de solidarité avec l’Ukraine tout autant. Mais le sang-froid pour éviter l’escalade et pour ramener la paix avec les Russes exige de nous le même volontarisme. Il est plus que temps que des initiatives sérieuses soient prises pour parler de l’avenir et de la paix.

Le Royaume-Uni s’enfonce dans une crise profonde. À qui la faute ?
Le Brexit est une aberration historique majeure. Boris Johnson a imaginé qu’il était plus proche de l’Australie, située à 15 000 kilomètres de ses frontières, que de la France, distante de 30 kilomètres. L’émotion suscitée en France par la disparition de la reine Elizabeth montre que l’Angleterre n’était pas isolée. Ce pays avait gagné la bataille linguistique, gagné la bataille de la finance, gagné la bataille des symboles avec sa monarchie. Il est en train de tout perdre avec sa sortie de l’Europe. La démission de Liz Truss n’est qu’un nouvel avatar de cette folie. Il ne sera, hélas, pas le dernier.

Nous sommes à la merci d’un énervement, d’une réaction épidermique. Nous dansons au bord d’un volcan.

Dans six semaines débute la Coupe du monde de football au Qatar. Faut-il la boycotter ?
Le football est un sport universel et chaque région du monde doit pouvoir organiser une compétition internationale. Le football n’appartient pas qu’aux Occidentaux, qu’ils soient français, anglais, italiens ou américains. C’est un sport qui rassemble. J’observe que tous les pays qui ont organisé des événements internationaux majeurs ces dernières années ont fait l’objet de multiples polémiques : la Chine, la Russie, le Brésil, aujourd’hui le Qatar. Nous devrions donner à chacun de ces pays hôtes la chance de démontrer son savoir-faire et attendre la façon dont se dérouleront ces événements avant de les juger. Je rappelle que ce n’est pas moi qui ai vendu des Rafale à ce pays. Si cela a été fait par mon successeur immédiat, c’est qu’il a dû juger qu’il était digne de confiance.

Que pensez-vous de ces villes qui refusent de retransmettre des matches sur des écrans géants et d’organiser des fan zones ?
La mairie de Paris est, me semble-t-il, très satisfaite que les Qatariens possèdent et financent le club de la capitale. Ils ont raison. Mais cela me semble plus engageant que d’installer un écran géant… Cette polémique est assez hypocrite.

Les Républicains doivent désigner en décembre leur prochain président. Irez-vous voter ?
Depuis que je suis entré en politique en 1975, je n’ai connu qu’une seule formation. J’y ai été successivement sifflé, hué et aimé. Je l’ai présidée et même, s’agissant des Républicains, je l’ai créée. J’en resterai membre ma vie durant. Parce que j’aime ses militants. Parce que je partage avec eux des souvenirs et des émotions qui sont gravés pour toujours dans mon cœur. On ne quitte pas sa famille. J’ai vu que certains veulent tourner une page, c’est leur droit. Je leur ferai ­seulement remarquer qu’il s’agit d’un livre. Quand on tourne une page, on oublie ; quand on tourne un livre, il demeure. En revanche, je ne choisirai pas un candidat parce que cela me mettrait trop dans les affairesinternes du parti. Ce n’est plus mon rôle.

Dans cette campagne, certains candidats vous prennent pour cible, à commencer par Bruno Retailleau et Aurélien Pradié. Qu’en pensez-vous ?
Être pris pour cible est une habitude que j’ai depuis bien longtemps. C’est sans doute la preuve que j’existe encore… Le plus important pour cette formation politique, c’est de réfléchir à sa stratégie. Les chiffres sont cruels. En 2017, François ­Fillon a fait 20 %. Aux européennes de 2019, François-Xavier Bellamy a fait 8 %. En 2022, Valérie Pécresse fait 4,7 %. Il ne me paraît pas outrancier de souligner qu’il existe un problème majeur de leadership et de stratégie. Que l’on revisite mon bilan, pourquoi pas ? C’est toujours utile de voir ce qui a fonctionné et ce qui n’a pas fonctionné. Et je suis le premier à être bien conscient de tout ce qu’il aurait fallu faire de plus. C’est bien pour cela que je souhaitais rester cinq années supplémentaires. Mais si l’on ouvre cette question des bilans, alors il faudra aussi se pencher sur le bilan de ceux qui m’ont succédé, car je rappelle que je n’exerce plus aucune responsabilité depuis 2016. La quasi-disparition de la droite républicaine n’est pas un problème que pour elle-même. C’est d’abord un problème pour la France. L’équation est simple : si la droite républicaine est forte, l’extrême droite n’existe pas. C’est la disparition de la droite qui crée la puissance de l’extrême droite. Je rappelle que ces vingt dernières années, les Le Pen, père ou fille, n’ont pas été au second tour de la présidentielle dans seulement deux cas : lorsque j’ai été candidat. Si beaucoup d’électeurs du RN votent pour eux, c’est par dépit de notre disparition. Mais cette disparition n’est pas qu’une question de programme : c’est également une affaire d’incarnation. Nos idées sont sans doute majoritaires, mais sans incarnation elles demeurent impuissantes.

Qui pourrait être l’incarnation de la droite en 2027 ? Beaucoup à LR s’en remettent à Laurent Wauquiez…
Laurent a été un bon ministre. J’ai toujours pensé qu’il avait un réel talent. Il faudra bien qu’une nouvelle génération se lève. Une génération qui n’aura pas besoin de proclamer « je suis jeune » pour prouver son talent. Car hélas, la jeunesse passe et n’a jamais été suffisante. Il peut être celui-ci s’il s’en donne les moyens et s’il est prêt à endurer les sacrifices qui en sont le prix.

Quelle est la bonne stratégie pour la droite ?
Je crois au parti de l’ordre, à celui qui récompense le travail et le mérite, à celui qui défend la liberté. Mais je ne peux accepter que nos idées, celles des millions de Français qui croyaient en nous, soient caricaturées par des attitudes si profondément réactionnaires dès qu’un sujet de société apparaît. Je pense à l’IVG comme au mariage homosexuel ou même au désir d’enfant. Je comprends parfaitement que les plus conservateurs parmi nous aient toute leur place dans ce grand rassemblement. J’ai moi-même fait en sorte qu’ils s’y retrouvent. Mais que les mêmes puissent représenter, diriger, imposer leurs vues à toute la droite républicaine, cela constituerait une erreur stratégique. Quand on met la tour Eiffel sur la pointe, il ne faut pas s’étonner qu’elle tombe.

Je comprends que les plus conservateurs parmi nous aient toute leur place dans ce grand rassemblement mais qu'ils dirigent constituerait une erreur stratégique

Éric Ciotti avait affirmé qu’en casde duel Macron-Zemmour, il voterait Zemmour. L’approuvez-vous ?
C’était son droit de le penser et de le dire. Et c’est tout autant ma responsabilité et mon droit de penser différemment. Mais ne comptez pas sur moi pour dire du mal de tous ceux qui, comme Éric, m’ont accompagné fidèlement pendant tant d’années. J’ai des convictions, il serait curieux de reprocher à qui que ce soit d’en avoir également. Si dans ma vie je n’avais dû parler et travailler qu’avec des gens avec lesquels j’étais d’accord à 100 %, je me serais senti très seul si souvent…

Comment jugez-vous l’attitude des députés LR ?
D’abord je ne les juge pas, la plupart sont des amis. Ils font au mieux et leur réélection a déjà constitué un petit miracle compte tenu des résultats de la présidentielle. Je veux juste leur rappeler que tout au long de notre histoire, nous avons été un parti de gouvernement, qu’on ne peut pas s’improviser parti tribunitien ou populiste, et qu’en se plaçant dans une opposition systématique, ils courent le risque d’être inaudibles, coincés entre Le Pen et Mélenchon.

À la fin de l’année se tiendra le procès en appel de l’affaire dite des écoutes téléphoniques. Dans quel état d’esprit l’abordez-vous ?
Cela fait maintenant dix ans que toutes mes activités, la succession de ma mère, les comptes de mes enfants, de ma femme, les miens, professionnels et personnels, sont épluchés. Dix ans que des enquêteurs sont dépêchés dans tous les pays du monde pour découvrir ce que j’aurais caché. Ils n’ont rien trouvé. S’agissant de l’affaire Bismuth, il m’est donc reproché d’avoir eu l’idée d’effectuer une démarche pour un ami de mon avocat. Juste l’idée. Eh bien je m’expliquerai une nouvelle fois, et j’irai jusqu’au bout, y compris devant les juridictions européennes, pour prouver que je n’ai jamais trahi la confiance des Français.

Ces affaires ont-elles joué dans votre retrait de la politique active ?
C’était le but, non ? Au moins, cela a fait plaisir à Carla…

François Mitterrand aurait dit : « Méfiez-vous des juges. N’oubliez jamais qu’ils ont tué la monarchie. Ils tueront la République. » Qu’en pensez-vous ?
De la même manière que je pensais que l’élection de Donald Trump n’était pas la cause mais le ­symptôme de la crise morale des États-Unis, je pense que ce qui se passe dans l’appareil judiciaire n’est pas la cause, mais le symptôme d’un pays qui se cherche profondément.