Economie

Dans une interview à quatre médias européens dont « Les Echos », le ministre de l'Economie appelle à « la fermeté » de l'Union européenne face aux Etats-Unis qui subventionnent massivement leurs entreprises. Il se dit favorable à des sanctions financières pour les Etats qui ne respecteront pas le nouveau pacte de stabilité budgétaire européen.

Les Echos - 7 novembre 2022 - Par Vincent Collen, Dominique Seux, Karl De Meyer

La BCE évalue à 70 % les risques de récession dans la zone euro. Qu'en est-il pour la France, qui connaît une inflation plus basse qu'ailleurs ? Peut-elle subir une récession d'un ou deux trimestres ?

L'économie française résiste. Nous avons déjà un acquis de croissance de 2,5 % pour cette année. En 2023, nous prévoyons également une croissance positive. Oui, beaucoup d'incertitudes persistent. Personne n'est à l'abri d'un repli conjoncturel. Mais aujourd'hui, les entreprises continuent d'investir, continuent de créer des emplois et la France reste le pays avec le taux d'inflation le plus faible de la zone euro . C'est la meilleure protection pour nos compatriotes. C'est le résultat du choix stratégique fait par le président de la République dès octobre 2021, avec la mise en place du bouclier tarifaire sur le gaz et sur l'électricité .

La remontée rapide des taux d'intérêt par la Banque centrale peut-elle être jugée excessive ? Dans « Les Echos », Emmanuel Macron a mis en garde contre ceux qui voudraient « briser la demande européenne pour mieux contenir l'inflation ».

La Banque centrale européenne est indépendante, je n'ai pas à commenter sa politique. En revanche, je considère que la maîtrise de l'inflation doit être notre priorité. Certains disent que le prix à payer pour maîtriser cette inflation est la récession. Je ne suis pas d'accord avec cette analyse.

L'inflation actuelle est largement une inflation importée, issue de la hausse des prix de l'énergie, qui se traduit par un transfert massif de richesses de l'Union européenne vers les pays producteurs de pétrole ou de gaz .

La vraie réponse pour maîtriser l'inflation c'est donc l'indépendance énergétique européenne. A cela doit s'ajouter la bonne coordination des politiques budgétaires des Etats membres pour soutenir les ménages les plus vulnérables ainsi que les entreprises les plus affectées par la hausse des prix.

Et comment, justement, se coordonner ?

Se coordonner entre Etats européens, c'est d'abord coordonner nos politiques budgétaires. La zone euro a une seule banque centrale mais rassemble plusieurs gouvernements. Alors qu'il n'y a qu'une seule politique monétaire, nous ne pouvons pas nous permettre d'avoir des politiques budgétaires divergentes. L'Espagne, l'Italie, l'Allemagne et la France ont mis sur la table à peu près les mêmes enveloppes pour protéger leurs économies, entre 4 et 5 % du PIB.

Il faut désormais évoluer vers des aides plus ciblées : l'Etat ne peut pas prendre à sa charge la totalité du coût du choc inflationniste. Par ailleurs, une politique monétaire restrictive n'est pas compatible avec une politique budgétaire expansionniste. Si on appuie à la fois sur le frein et sur l'accélérateur, on risque la sortie de route.

Si on comprend bien, la politique budgétaire ne doit pas être expansionniste en ce moment ?

Nous avons et nous continuons de protéger massivement nos compatriotes contre le choc inflationniste . L'objectif aujourd'hui n'est pas de soutenir sans limite la demande, mais d'évoluer vers des aides davantage ciblées sur les ménages et les entreprises qui en ont le plus besoin.

A moyen terme, comment voyez-vous évoluer l'inflation ?

Soyons lucides : à la sortie de cette crise énergétique, nous aurons un niveau d'inflation probablement plus élevé que ce que nous connaissions depuis les dernières décennies. Pourquoi ? Parce que la relocalisation de notre production - une priorité stratégique pour tous les pays européens - et la décarbonation de l'économie vont renchérir structurellement le coût de certains produits.

La hausse des taux de la BCE fait-elle revenir le risque d'une fragmentation de la zone euro ?

Au moment où je vous parle, nous ne voyons pas de risque de fragmentation de la zone euro. Les écarts de taux à 10 ans entre l'Allemagne, la France, l'Espagne et l'Italie restent à ce stade contenus.

Comment réduire ces écarts de taux, par exemple dans le cas espagnol ?

La coordination et encore la coordination ! Que ce soit de nos politiques budgétaires ou de rétablissement de nos finances publiques.

Faudra-t-il encore un plan de relance européen ?

Je le répète : la bonne réponse à la crise inflationniste n'est pas d'alimenter sans limite la demande, mais de faire baisser les prix de l'énergie en découplant prix du gaz et de l'électricité , en coordonnant les achats de gaz et en investissant dans notre indépendance énergétique.

C'est vrai que l'Espagne a déjà du mal à dépenser les ressources du fonds de relance créé pendant la pandémie.

Ce fonds de relance est un succès collectif européen. Il est extrêmement utile pour les Etats membres de l'Union européenne.

A vous entendre, une courte récession n'est pas le principal défi pour l'Europe. Que voulez-vous dire ?

Le vrai risque pour l'Europe, c'est le décrochage industriel. L'Union européenne représente désormais 17 % de l'économie mondiale. C'était 25 % en 1990. La Chine représente elle aussi 17 % de l'économie mondiale aujourd'hui. C'était 3 % en 1990. Le véritable risque européen, c'est le décrochage technologique, industriel et économique, qui laisserait le champ libre aux Etats-Unis et à la Chine. Donnons-nous les moyens de réindustrialiser l'Europe pour rester une grande puissance industrielle mondiale.

Pourquoi l'industrie européenne serait-elle tellement en danger ?

Notre industrie subit déjà un déficit de compétitivité lié aux différences de prix de l'énergie entre les Etats-Unis et l'Europe. Les subventions massives prévues par le Inflation Reduction Act (IRA) américain et la concurrence chinoise, également fortement subventionnée, risquent de creuser davantage cet écart. Nous devons donc réagir vite. J'appelle à une réponse coordonnée, unie et forte de l'Union européenne vis-à-vis de nos alliés américains. Seule la fermeté nous permettra d'obtenir des résultats.

Vous parlez de quelles réactions, concrètement ?

Nous attendons de la Commission européenne des propositions fermes et proportionnées. Cela peut passer par une affirmation plus stricte de nos intérêts environnementaux, par des dispositifs de préférence européenne ou par l'accélération de l'utilisation des instruments de réciprocité que nous avons mis en place sous présidence française du Conseil de l'Union européenne, comme le règlement de contrôle des aides d'Etat des pays tiers.

Le deuxième pilier, c'est évidemment de faire baisser les prix de l'énergie en Europe. Prenez par exemple une entreprise française comme Safran, qui produit des freins carbone. L'énergie représente 40 % de ses coûts de production. Le prix de l'énergie a été multiplié par 5 en France alors qu'il est resté stable aux Etats-Unis ou en Asie. L'entreprise a donc reporté sa décision de construction d'une nouvelle usine de freins carbone à côté de Lyon .

Comment répondre aux subventions américaines ?

Nous refusons la course aux subventions. Elle est contraire à toutes les règles du commerce international. Certaines grandes entreprises étrangères, qui voulaient s'installer en Europe, hésitent désormais entre des sites européens et des sites américains. Dans certains cas, le montant des subventions que l'administration Biden propose est quatre à dix fois le montant maximal autorisé par la Commission européenne. En France, nos premières estimations indiquent que ce sont 10 milliards d'investissements et des milliers d'emplois industriels qui sont en jeu.

Faut-il porter plainte à l'OMC contre les Etats-Unis ?

Nous regardons tous les leviers qui sont à notre disposition. L'Europe doit défendre ses intérêts. Personne ne lui fera de cadeau, ni la Chine ni les Etats-Unis.

Les Etats-Unis bloquent les aides aux voitures électriques qui ne sont pas fabriquées sur leur territoire. La France fera-t-elle la même chose si rien ne se passe au niveau européen ?

Nous n'écartons aucune possibilité.

Vous demandez l'unité européenne vis-à-vis des Etats-Unis, mais l'Europe n'est pas unanime face à la Chine !

Faisons preuve d'unité. Et surtout, défendons nos principes : celui d'un commerce mondial ouvert mais équitable, fondé sur des règles et de la réciprocité. Défendons un commerce qui soit cohérent avec notre ambition climatique.

Le chancelier allemand vient d'aller en Chine avec des industriels. Est-ce que la France et l'Allemagne partagent la même vision stratégique sur l'attitude à avoir face à Pékin ?

Voulons-nous que l'Europe reste une des trois grandes puissances économiques du XXIᵉ siècle ? Oui. Sans aucun doute. Pour y arriver, les 27 Etats européens doivent parler à la Chine d'une seule voix, de grande puissance à grande puissance, de marché unique européen à marché chinois. L'union fait la force.

Les ministres européens des Finances se réunissent ce lundi pour discuter de l'avenir du Pacte de stabilité budgétaire. La Commission envisage de laisser à chaque pays la possibilité de décider de sa trajectoire sur la dette et le déficit. La France a-t-elle gagné ?

En Europe, aucun pays ne gagne ou ne perd : c'est le principe de l'Europe. Nous sommes tous d'accord : le sérieux budgétaire n'est pas négociable. La France est sérieuse : elle a un calendrier de retour sous les 3 % de déficit en 2027 et un calendrier de désendettement. N'ayez aucun doute sur notre détermination à le respecter. Nous sommes en train de conduire des réformes telles que l'assurance-chômage et les retraites qui témoignent de la crédibilité de notre trajectoire et devront nous permettre d'atteindre le plein-emploi en France. Mais pour être efficace, le rythme du désendettement doit être adapté à la situation de chaque Etat membre de la zone euro. Aujourd'hui, les écarts d'endettement d'un Etat à l'autre sont très importants. Il serait illusoire de soumettre tous les Etats au même calendrier et de leur demander les mêmes réformes.

Et quid des sanctions, y compris financières, pour ceux qui sortent des rails ?

Nous avons besoin de règles communes, mais qui prennent en compte les situations propres à chaque Etat. Dans ce cadre, il est légitime que la Commission se donne les moyens de garantir le respect des engagements de chacun. Responsabilité des Etats veut dire contrôle rigoureux. La France y est favorable.

L'Allemagne contourne-t-elle la transparence budgétaire en sortant de son budget les 100 milliards consacrés à la défense et les 200 milliards pour son enveloppe énergétique ?

Ce n'est pas à moi de juger les véhicules budgétaires utilisés par l'Allemagne . Mais cela prouve bien que tous les pays, sans exception, ont besoin d'investir dans la défense et la transition climatique.

Les relations franco-allemandes traversent une phase difficile. Les deux pays n'ont donc plus la même idée de ce qu'est leur couple ?

Mais nous n'avons jamais eu la même idée du couple franco-allemand ! Et je le dis en ami de l'Allemagne. Le couple franco-allemand , c'est d'abord une volonté politique. Cette volonté politique n'a jamais fait défaut depuis la création de l'Union européenne et elle ne fera pas défaut à l'avenir. Tout simplement parce que cette volonté politique est au coeur de la construction de l'Union européenne, de son indépendance et de sa puissance.

On a senti quand même beaucoup de frustration à Paris sur les choix récents du gouvernement allemand.

Nous entrons dans un nouvel univers géopolitique. Le couple franco-allemand doit donc s'adapter à cette réalité. L'ajustement des positions franco-allemandes à la nouvelle donne énergétique, sécuritaire et commerciale va prendre du temps. Prenons l'exemple du nucléaire. Chacun sait que l'Allemagne a décidé de renoncer à l'énergie nucléaire. La France vient de décider de construire six nouveaux réacteurs . Nous avons des positions objectivement différentes. Nous devons trouver des points de convergence sur l'énergie, dans le respect de la souveraineté de nos deux pays. Cela peut être des coopérations sur les énergies renouvelables ou l'hydrogène. Une chose est sûre : la volonté politique de travailler ensemble est intacte.

L'Italie a toujours été un pays à forte tradition européenne. Sur quels critères jugerez-vous qu'elle reste, avec le gouvernement Meloni, dans cette tradition ?

Le peuple italien a voté et il faut respecter son choix souverain. Je constate que le premier déplacement de la nouvelle présidente du Conseil italien s'est fait à Bruxelles . J'y vois un signe d'engagement européen.

Cette interview a été recueillie en partenariat avec trois médias européens, le « Handelsblatt » (Allemagne), « El Mundo » (Espagne) et le « Corriere della Sera » (Italie).