Illustration : Pinel pour Les Echos

Société

Avec le lancement de l'enseigne Atacadao en France, le groupe Carrefour s'adapte à une évolution inquiétante de la société française : le délitement de la classe moyenne et une paupérisation rampante des ménages qui scinde la population en deux camps, les aisés d'un côté et les défavorisés de l'autre.

Les Echos - 16 novembre 2022 - Par Philippe Bertrand

Alexandre Bompard a créé la surprise lors de l'annonce de son plan 2026 avec le lancement de l'enseigne Atacadao en France. Le PDG de Carrefour ouvrira à l'automne 2023 aux Franciliens ce format de cash and carry qu'il exploite avec succès au Brésil. Retour en arrière : en 1975, les Fournier et Defforey, fondateurs du géant de la distribution, ouvraient un hypermarché à Pinheiros, dans la banlieue de Sao Paulo. Les perspectives s'inversent et en disent long sur l'évolution de la société française.

Il y a cinquante ans, les Français offraient aux Brésiliens les joies de la consommation de masse, l'hyper choix de grandes marques internationales et de produits non alimentaires, postes de télévision, cafetières, machines à laver, etc. A l'époque, l'hypermarché était synonyme de plaisir, de découvertes, d'accès à une alimentation de qualité et au confort ménager. Les clients faisaient la queue sur les ronds-points d'accès de ces usines à vendre plantées au milieu des champs.

Gros conditionnements et palettes

Aujourd'hui, les hypers Carrefour du Brésil n'attirent encore que la classe moyenne du pays. Les plus pauvres vont chez Atacadao qui propose des gros conditionnements (des paquets de riz de 5 kg par exemple), moins de choix (9.000 références contre 40.000 dans un hyper) mais des prix plus bas de 10 % à 15 %. Atacadao représente 70 % des ventes de Carrefour au Brésil, un pays dont le PIB par habitant (7.500 dollars) est six fois inférieur à celui de la France (43.000 dollars) selon la Banque mondiale.

En France, près de la moitié des courses du quotidien s'effectuent encore dans les hypermarchés. Cette part décline. La survie des très grandes surfaces passe par un changement de modèle. Le PDG de Carrefour a annoncé la réduction de 20 % des assortiments alimentaires (après une première diminution de 20 % de 2018 à aujourd'hui) et de 40 % dans le non-alimentaire. Il veut que les marques de distributeur réalisent désormais la moitié des ventes dans l'alimentation. Les gros conditionnements arrivent, les palettes trôneront bientôt au milieu des gondoles. L'hyper à la Bompard tend vers le cash and carry et s'« atacadaoise » sans attendre l'arrivée du modèle sud-américain.

Ce faisant, Carrefour acte le déclassement de la société française, la fin de la classe moyenne, la division de la population en deux camps - les aisés et les défavorisés - sur la matrice des pays en voie de développement. L'hypermarché des années 1970 et 1980 rassemblait l'ouvrier, l'employé, le cadre et le patron. Tous achetaient du Coca-Cola, des yaourts Danone et du shampoing L'Oréal. Les plus riches mettaient plus de viande et de meilleurs vins dans leur chariot. Les plus modestes côtoyaient les plus favorisés dans les allées et n'avaient pas le sentiment du déclassement. Ils rêvaient même d'ascension sociale. L'heure a sonné de la fin du « tout le monde sous le même toit », selon l'expression de l'expert Philippe Goetzmann.

La France du coeur des grandes villes, celle des cadres et CSP +, se fournira dans les supermarchés de proximité, les magasins bios, se fera livrer, parfois en 15 minutes grâce aux acteurs du « quick commerce », celle de la périphérie, des classes modestes, des habitants de la grande banlieue, des populations issues de l'immigration, celle des zones rurales désindustrialisées ira chez Atacadao comme elle se rend aujourd'hui chez les hard-discounters allemands Lidl et Aldi.

Bien sûr, la réalité est plus complexe. Certains cadres vont chez Lidl, pour économiser de quoi payer leurs vacances d'été en Grèce. Au Brésil, Atacadao fonctionne aussi bien dans les quartiers classés B qu'au bord des favelas. Le symbole demeure.

Economie du « low cost »

Alexandre Bompard prépare son groupe aux deux batailles du moment : l'inflation et la lutte contre le réchauffement climatique. Il présente Atacadao comme « la meilleure solution anti-crise ». A sa manière, il confirme « la fin de l'abondance » annoncée par Emmanuel Macron. Mais la guerre en Ukraine n'est, comme la plupart des crises, qu'un accélérateur. Cela fait vingt ans déjà que l'on propose aux jeunes d'opter pour l'auto-stop payant (BlaBlaCar) ou bien de prendre un bus qui met cinq heures (les bus Macron) car ils ne peuvent plus se payer un billet de TGV ; aux propriétaires de louer (avec Airbnb) leur résidence principale lorsqu'ils sont en vacances afin de financer leur propre départ, aux étudiants de se nourrir avec les paniers antigaspis d'invendus de Too Good To Go.

Atacadao n'est d'une facette de plus du monde du « low cost » qui nous entoure, de l'univers de la sobriété et de la décroissance que beaucoup appellent de leurs voeux. Il marque ainsi une forme de paupérisation.

Philippe Bertrand