Tribune

Au nom du « pluralisme », la récente décision du Conseil d’Etat sur l’Arcom concernant la chaîne CNews s’en prend… au pluralisme. Autrement dit, c’est au nom de la liberté d’expression que l’on s’en prend à la liberté d’expression !

L'Opinion - 21 février 2024 - Par David Lisnard*

Tout amoureux de la liberté doit se réveiller. La prise de conscience manifeste chez les dirigeants occidentaux des lourds dangers qui pèsent sur nos démocraties va dans ce sens. Celle-ci a été perceptible, dans les récents propos d’Emmanuel Macron devant son homologue ukrainien. Les mots, solennels et clairs, étaient les bons contre « l’impérialisme russe ».

 
 

On ne pourra pas néanmoins se départir d’une certaine prudence, instruit que l’on est par les aléas de la parole présidentielle, capable de dire sur chaque sujet tout et son contraire successivement, voire « en même temps ». Malgré un scepticisme alimenté encore récemment par les déclarations contradictoires de l’exécutif sur la politique éducative, la croissance ou « l’arc républicain », espérons qu’il n’en sera pas de même sur ce front géopolitique. Car il n’est pas de bonne politique sans constance : constance du diagnostic et constance de l’action.

Pulsions liberticides. Sans doute plus grave, car ne dépendant que de nous et touchant au fondement de l’Etat de droit, dont nos activistes se gargarisent tout en remettant en cause son inspiration même, le front intérieur de la liberté est, lui aussi, menacé. Sans mettre sur le même plan et au même niveau les deux pulsions liberticides, extérieure et intérieure, différentes aussi bien en nature qu’en intensité, il convient toujours d’être vigilant sur la tentation du « despotisme doux » contre lequel Tocqueville nous a mis en garde. Il constitue la pente fatale des démocraties mûres.

En l’occurrence, force est de constater que c’est du cœur même de nos institutions judiciaires, qui devraient en être les garantes, que le danger intérieur vient d’émerger. Et d’une façon bien surprenante : au nom du « pluralisme », la récente décision du Conseil d’Etat sur l’Arcom concernant la chaîne CNews s’en prend… au pluralisme. Autrement dit, c’est au nom de la liberté d’expression que l’on s’en prend à la liberté d’expression !

Il n’est donc que temps de rappeler un principe et une distinction.

La liberté n’a pas à être justifiée ; ce sont à ses restrictions de l’être. Ce n’est pas à CNews, ni à aucune autre chaîne, d’apporter la preuve de son pluralisme, mais à l’Arcom d’apporter celle de ses manquements

Le principe, c’est celui de la philosophie libérale, souvent rappelé ici : la liberté n’a pas à être justifiée ; ce sont à ses restrictions de l’être. Ce n’est pas à CNews, ni à aucune autre chaîne, d’apporter la preuve de son pluralisme, mais à l’Arcom d’apporter celle de ses manquements.

Mais manquements à quoi ? Et c’est là qu’il faut faire la distinction, capitale, entre pluralisme externe et pluralisme interne, rappelée par Jean-Eric Schoettl dans une récente tribune pour Le Figaro. Dans un univers audiovisuel très concurrentiel et lui-même ultra-concurrencé par les plateformes numériques et autres réseaux sociaux, la question du pluralisme interne, au sein donc de chaque opérateur, ne fait tout simplement pas sens.

Infantilisation. C’est bien le PAF dans sa globalité qui doit présenter un tel pluralisme, externe donc, avec des lignes éditoriales variées et assumées entre lesquelles le citoyen, qu’il faudrait cesser d’infantiliser, est tout à fait capable de faire son choix. Si cas particulier il y a, il n’est pas du côté de CNews ou d’une autre chaîne privée, qu’il suffit de ne pas regarder : mais du service public. Celui-ci est payé, lui (qu’on allume le poste ou non), par les impôts desdits citoyens qui ont donc quelque droit à y voir leurs opinions équitablement représentées.

Le président de l’Arcom, à juste titre et intelligemment, nous précise que « la loi de 1986 (sur l’audiovisuel) est d’abord une loi de liberté », que la décision du Conseil d’Etat s’appliquera à toutes les chaînes, y compris donc au secteur public et « qu’il n’y aura pas de catalogage des journalistes et invités ». Mais nous ne pouvons que nous interroger sur la légitimité et les critères d’une « appréciation globale des programmes diffusés » (sic) ou « du mieux-disant concernant les engagements sociétaux » (re-sic). D’autant que des échéances capitales sont imminentes avec le renouvellement des autorisations d’émettre d’ici à la fin de l’année.

Le vrai pluralisme, c’est-à-dire la diversité des opinions qui est l’expression dans le champ politique de « la pluralité humaine » chère à Hannah Arendt, ne saurait être confondu avec la diversité des identités

Nous retrouvons, là encore, cette perpétuelle « extension du domaine de la norme » qui a fait l’objet de ma précédente tribune, extension toujours opérée pour de « bonnes raisons », feintes ou sincères ; en l’occurrence les nombreuses tentatives faites depuis 2017 pour contrôler l’information, avec notamment la loi Avia contre « les contenus haineux ». Or, si la lutte contre le déferlement de la désinformation venue de puissances étrangères – précisément celles qui s’en prennent à notre liberté – est bien une prérogative régalienne, et si la protection des journalistes relève bien de la garantie des libertés, tel n’est pas le cas de la définition de ce qu’est le « journalisme de qualité » ou « la bonne information ». Enième preuve, malgré tant de confusions entretenues, que le macronisme est tout sauf un libéralisme.

Le vrai pluralisme, c’est-à-dire la diversité des opinions qui est l’expression dans le champ politique de « la pluralité humaine » chère à Hannah Arendt, ne saurait être confondu avec la diversité des identités. Hélas, par une essentialisation pernicieuse des individus, certains tentent d’amalgamer les deux notions, notamment à travers ces « engagements sociétaux » qui envahissent tous les domaines, wokisme oblige.

Il faudrait enfin s’aviser que le pluralisme, à la fois sociologique et idéologique, est d’abord le garant de « l’équilibre des puissances », comme l’avait si bien vu Montesquieu dans le célèbre chapitre de L’Esprit des lois sur « la constitution d’Angleterre ». Il devrait caractériser d’abord ceux qui ont la charge de leur régulation : à savoir les juges. Or, le fait que les chefs des trois juridictions chargées de contrôler l’action publique – Cour des comptes, Conseil d’Etat, Conseil Constitutionnel – soient tous d’éminents représentants d’une même mouvance politique (la gauche socialiste) ne pose-t-il pas, lui, un vrai problème de « pluralisme » ? Ainsi va la France.

 

*David Lisnard, président de Nouvelle Energie, maire de Cannes.