Jordan Bardella au Pavillon Chesnaie du Roy, à Paris, le 9 juin 2024. JULIEN DE ROSA / AFP.

Politique

Exaspérés par la situation en France, ces «nouveaux» électeurs du RN, qui se trouvent notamment parmi les CSP+, ont franchi le pas en choisissant le jeune président du RN lors des élections européennes. Une question de personnalité, mais aussi de symbole.

Le Figaro - 12 juin 2024 - Par Guillaume Poingt

Hervé*, 70 ans, a glissé un bulletin Rassemblement national (RN) dans l'urne pour la première fois de sa vie lors des dernières européennes. En 2022, cet ancien enseignant résidant en banlieue parisienne avait pourtant voté pour Emmanuel Macron face à Marine Le Pen au second tour de la présidentielle. Inquiet de la situation en France, il a changé d’avis deux ans plus tard.

«C’est le bazar partout en France, dans les lycées, dans les hôpitaux... L’insécurité est de pire en pire», constate-t-il, désabusé. «Samuel Paty a été assassiné, des fourgons pénitentiaires sont attaqués à l’arme lourde , les étrangers dangereux en situation irrégulière restent en France.... Il est de plus en plus compliqué d’avoir un rendez-vous à l’hôpital et la France est un pays très endetté», énumère-t-il.

Malgré ce sombre constat, qui tend à s’aggraver selon lui, Hervé n’a jamais voté pour le RN «version Marine Le Pen». «Je n’ai pas trop confiance en elle. Ça fait longtemps qu'elle est là, elle était avec son père qui avait quand même un certain passé. À un moment, j’ai eu l’impression qu'elle n’était pas capable de prendre les rênes du pays», estime le retraité. La personnalité de Jordan Bardella l’a notamment incité à franchir le Rubicon. Il voit en lui «un jeune homme neuf» avec «un talent oratoire». «Il paraît plus sérieux que Marine Le Pen. On sent que c’est quelqu’un d’assez intelligent. Il a tout l’avenir devant lui», estime Hervé.

L’ancien enseignant reconnaît néanmoins que son choix pour le parti à la flamme est plus un vote de déception que d’adhésion : «Je suis déçu par tout ce qui s'est passé. Macron parle beaucoup mais ne fait rien. Les promesses ne sont pas tenues». Il cite l’exemple des étrangers visés par des obligations de quitter le territoire français (OQTF). «Darmanin n’a renvoyé personne, les pays d’origine n’en veulent pas. On nous dit qu'ils doivent être expulsés mais ils restent là. le gouvernement nous ment», accuse Hervé. «On se dit : “pourquoi pas essayer le Rassemblement national ?”. Il faut remettre un peu d’ordre en France», conclut-il.

La problématique migratoire que le RN met en avant trouve un écho chez moi. Je vis à Paris, je suis une jeune femme.
Je vois une évolution qui me fait peur.

Rachel, 33 ans, cadre

Rachel*, 33 ans, est cadre dans le secteur des nouvelles technologies. La trentenaire se définit comme «une CSP+ issue d'un milieu bourgeois». Cette «catholique de droite modérée» s’enorgueillit de ne jamais avoir voté pour Emmanuel Macron. Rachel avait choisi Nicolas Sarkozy en 2012. Et lors de la dernière présidentielle, elle avait opté pour Éric Zemmour au premier tour avant de voter blanc au second, boudant ainsi Marine Le Pen.

Pourquoi une telle désaffection pour cette dernière ? «Je pense qu’il y a, pour tout le monde, un héritage du FN qui est encore dans le RN et qui pouvait me déranger. Mais avec les années les choses changent, la structure du mouvement évolue et les anciens du parti sont mis de côté progressivement», explique-t-elle. «La deuxième raison est que je suis quand même une libérale, tout en étant souverainiste. L’aspect un peu trop étatiste du RN sur le plan économique m’ennuyait et m’ennuie», poursuit-elle.

Pour la première fois, elle a voté RN lors des dernières européennes. Elle a longuement hésité entre Jordan Bardella et Marion Maréchal. «Le côté plus libéral de Reconquête me convient davantage mais on se dit qu'il faut voter pour le plus fort», explique Rachel, qui ne désespère pas que le RN se «libéralise» en faisant alliance avec d’autres mouvements politiques.

L’identité avant l’économie

Dans son esprit, les préoccupations liées à la sécurité et à l’identité ont fini par prendre le pas sur les questions purement économiques. «La problématique migratoire que le RN met en avant trouve un écho chez moi. Je vis à Paris, je suis une jeune femme. Je vois une évolution qui me fait peur, avec des gens qui arrivent et des conséquences sur notre sécurité», analyse Rachel.

Le profil de Jordan Bardella a aussi pesé dans son choix. La trentenaire se dit «admirative» de son parcours : «Il faut être intelligent pour aller si vite, c'est quelqu'un de conviction qui aime la France. Il est encore jeune mais il a les qualités pour être un homme d'État». «La parole se libère dans mon milieu, dans l’art, dans la finance.... Avec Macron, la dette s’envole et il n’apporte rien sur l’immigration. Notre société est aujourd’hui menacée. Les gens en ont marre que la classe politique nie ce qu’il se passe», argue Rachel.

Charisme et crédibilité

Sarah, de son côté, a voté pour la première fois lors des dernières européennes. Cette étudiante de 18 ans qui vit dans l’ouest parisien voulait initialement voter pour Reconquête, le parti d’Éric Zemmour. Mais elle a finalement opté pour Jordan Bardella. «J’ai préféré voter Bardella car c’était celui qui avait le plus de chances de gagner. Il faut être réaliste et lucide», admet-elle.

Sarah n’aurait en revanche pas choisi le RN si Marine Le Pen avait été tête de liste. «Elle a beaucoup retourné sa veste dans le passé et a tendance à changer d’avis quand ça l’arrange», critique-t-elle. À l’inverse, selon elle, Jordan Bardella «assume ses idées». «Il est très brillant pour son âge, il a conquis énormément de personnes, des jeunes comme des gens âgés. Il arrive à convaincre grâce à son éloquence et met en avant ses idées avec tact et de façon polie. Marine Le Pen a tendance à être plus agressive», analyse Sarah.

Si l’étudiante a voté pour le parti la flamme, c’est avant tout «pour stopper l’hémorragie» et pour «tout ce qui tourne autour de l'immigration». «Aujourd’hui quand on se promène dans les rues de Paris on ne reconnaît plus Paris. Il y a de gros problèmes de violence», poursuit-elle.

Anaïs, 20 ans, est un cas un peu plus «hybride». Cette étudiante originaire des Yvelines avait, elle, voté pour Marine le Pen en 2022 mais les qualités de Jordan Bardella ont renforcé son choix pour le Rassemblement national. «Il est très bon en débat et beaucoup plus percutant que Marine Le Pen. Il a plus de charisme et donne plus de crédibilité au parti je trouve», estime Anaïs.

Un électorat âgé et diplômé «conquis»

Dans une récente étude, le politologue Pascal Perrineau analyse l’évolution du vote RN au fil de cette campagne européenne, notamment l’électorat «conquis». «Il y a un effet d’âge. L’électorat des “conquis” est beaucoup plus âgé que l’électorat des “permanents”. Un “conquis” sur quatre a 70 ans ou plus, avant c’était leur faiblesse», analyse auprès du Figaro l'ancien directeur du Cevipof.

En plus du «socle» traditionnel du RN - les ouvriers -, l’électorat «conquis» «est nettement plus col blanc que couches populaires», selon Pascal Perrineau. «Jordan Bardella a une capacité à pénétrer des milieux sociaux jusque-là réticents, comme les professions intermédiaires et les cadres supérieurs», poursuit le politologue. Enfin, «l’électorat des conquis est plus de centre droit que de droite extrême. Ça touche jusqu’à la gauche, il y a même des anciens mélenchonistes», détaille Pascal Perrineau. Le fait que Jordan Bardella ne soit pas un «Le Pen» joue-t-il en sa faveur ? «Il n’y a pas le signifiant Le Pen pour éveiller des préoccupations qui étaient fortes», conclut le chercheur.

*Le prénom a été modifié.