Emmanuel Macron et Alain Berset, le président de la Confédération suisse, à Berne, le 15 novembre 2023. - Sipa Press

Économie

Votations, chocolats, coffres-forts et joaillerie... Au-delà des clichés, la Confédération s’appuie sur une industrie performante qui pèse près d’un quart de la richesse nationale.

L'Opinion - 16 novembre 2023 - Par Irène Inchauspé et Muriel Motte

Les faits - Emmanuel Macron a achevé, jeudi 16 novembre, l’une des rares visites d’Etat d’un président français en Suisse. L’occasion, notamment, de visiter le Cern, le laboratoire européen pour la recherche nucléaire et la physique des particules, à cheval sur la frontière entre les deux pays.

« La richesse suisse s’est construite grâce aux énergies fossiles. » A la veille de l’arrivée d’Emmanuel Macron pour sa visite d’Etat, Jean-Marc Jancovici, gourou climatique et provocateur, n’a pas mâché ses mots sur l’économie helvétique. Le pays n’a pourtant ni pétrole, ni gaz. Mais, « la Suisse a des banques qui ont bénéficié des surplus économiques dégagés ailleurs en accueillant 40 % des placements offshore dans le monde, elle a des industries qui aujourd’hui utilisent des camions, des avions et des bateaux », a-t-il expliqué dans une interview parue dans le quotidien Le Temps le 13 novembre. « La Suisse est le premier négociant de produits pétroliers au monde. Sans les énergies fossiles, Glencore et Nestlé ne seraient pas les géants qu’ils sont », a-t-il asséné.

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Au passage, il a dressé un tableau assez complet de l’économie suisse… loin de l’image d’Epinal que certains lui attribuent volontiers. Ainsi, l’industrie pèse près du quart de la richesse nationale, plus qu’en Allemagne — le bon élève de l’Europe en la matière, où elle représente environ 22 % du PIB. De la mécanique de précision à la chimie, en passant par les machines outils : la palette est large. Avec des poids lourds mondiaux, parmi lesquels les champion pharmaceutiques Roche et Novartis, le géant du ciment Holcim — qui a racheté le français Lafarge il y a six ans —, le leader mondial des techniques d’électrification et d’automatisation ABB, le spécialiste des matériaux de construction Sika, et bien évidemment les incontournables Nestlé et Swatch Group. Mais, le pays tire aussi, et peut-être surtout, sa force de son réseau de PME, celles comptant moins de 250 salariés constituent plus de 99 % des entreprises et regroupent environ deux tiers des emplois. Le capitalisme familial règne en maître.

Les Suisses sont très attachés à la valeur travail ; ils veillent en toutes circonstances à demeurer compétitifs

« Modèle ». « Ce pays est un modèle pour l’industrie », confirme Bruno Grandjean, président du directoire du français Redex, spécialiste de la machine-outil de précision, qui a des clients et fournisseurs suisses. Il salue notamment « leur système de formation remarquable ». Les ingénieurs issus de l’Ecole Polytechnique Fédérale de Lausanne n’ont rien à envier à nos polytechniciens. « Les Français qui vont étudier là-bas doivent souvent redoubler leur première année pour se mettre au niveau », poursuit l’industriel. On voit même des docteurs ingénieurs qui viennent de l’apprentissage... Les techniciens et opérateurs sont experts de leur métier, cumulant théorie et pratique. Sans compter qu’ils sont couramment polyglottes, « ce qui est très rare à ce niveau de qualification en France ».

En plus, les Suisses travaillent… beaucoup, 40 heures par semaine, avec quatre semaines de congés. Lors d’une votation en 2012, ils s’étaient prononcés contre le passage à six semaines de vacances. Cette proposition était censée réduire le stress des travailleurs. Ce à quoi Blaise Matthey, directeur général de la fédération des entreprises romandes (patronat), avait rétorqué : « Les Suisses sont très attachés à la valeur travail ; ils veillent en toutes circonstances à demeurer compétitifs. Et deuxièmement, il n’y a pas de corrélation entre la notion de stress et la durée des vacances. En d’autres termes et sans vouloir être désobligeant, en France, il y a autant de gens stressés, même avec une durée de vacances plus longue, qu’il y en a en Suisse. Le peuple suisse ne s’est donc pas trompé en considérant que ce n’était pas pertinent. »

Compétitive, l’industrie suisse l’est. En dépit d’une devise structurellement forte, la balance commerciale reste excédentaire, avec quelques points forts, notamment les instruments de précision, l’horlogerie et la bijouterie, ainsi que l’industrie chimique et pharmaceutique. La géopolitique peut avoir des incidences sur le commerce helvète : l’an dernier, les exportations de matériel de guerre ont bondi de 29 % sur un an, et inscrit un nouveau record, avec le Qatar pour principal client. L'émirat a notamment acheté des systèmes de défense antiaérienne et de protection des stades lors de la dernière Coupe du monde de football. Qui l’eût cru ?

Les Suisses ne demandent rien à l’Etat. D’ailleurs, personne ne connaît les politiciens

« Libéralisme pragmatique ». Vu de France, le climat social et la maturité politique des citoyens font aussi la différence. « Les Suisses ne demandent rien à l’Etat. D’ailleurs, personne ne connaît les politiciens, et tout ce qui peut être fait au niveau cantonal, l’est. C’est du libéralisme pragmatique », commente Bruno Grandjean. Les résultats sont là. Le chômage est au plus bas depuis vingt ans, l’inflation est sous contrôle, et la visite d’Emmanuel Macron suggère que la relation avec l’Union européenne se normalise. Le gouvernement de la Confédération helvétique a d’ailleurs annoncé, la semaine dernière, qu’un mandat de négociation avec Bruxelles serait rédigé avant la fin de l’année.

« A chaque crise, la Suisse ressort dans une meilleure position en termes relatifs », constatait Philipp Hildebrand, vice-président du gestionnaire d’actifs américain BlackRock en février dernier, lors du Forum Horizons organisé par Le Temps. Mais, « nous entrons dans un monde beaucoup plus rude et compétitif », a-t-il averti. La Suisse est riche et isolée à la fois. « Vous ne le savez peut-être pas encore, mais vous êtes des Européens », a lancé Emmanuel Macron à son arrivée, mercredi. Sans doute, mais le pays n’entend pas noyer son modèle jusqu’ici gagnant dans la grande lessiveuse bruxelloise.