Immigration

La droite française appelle régulièrement à s'inspirer de la fermeté migratoire de Copenhague. Mais est-ce vraiment envisageable ?

Le Figaro - 27 mai 2023 - Par Eloi Passot

Pour la droite française, c'est l'exemple à suivre. Après Nadine Morano en mai, c'était au tour d'Éric Ciotti, flanqué de plusieurs poids lourds LR, de se rendre au Danemark dernièrement. Olivier Véran lui-même, pourtant issu de la gauche, s'est récemment fendu d'un voyage à Copenhague. L'objectif ? S'inspirer du modèle migratoire danois, particulièrement ferme et plébiscité par la population. Une politique qui a mis «au tapis l'extrême droite», avait souligné Olivier Véran.

De fait, le Danemark mène depuis plus de 20 ans une des politiques d'immigration les plus restrictives d'Europe. À première vue, certaines mesures semblent pourtant inconcevables en France, en raison des contraintes inhérentes au droit européen et des garde-fous imposés par la jurisprudence des cours suprêmes. À titre d'exemple, le Danemark a mis en place un plan antighettos qui prévoit des sanctions plus élevées dans les zones caractérisées par un fort taux de délinquance et d'immigration. N'est-ce pas introduire une inégalité de traitement des citoyens devant la loi, ce que la Constitution française proscrit ? Le Danemark prévoit par ailleurs de déléguer le traitement des demandes d'asile à des pays africains. Quid des règles européennes en matière d'asile ?

Le Danemark est pourtant gouverné par des sociaux-démocrates de centre gauche. Le pays est, tout comme la France, membre de l'Union européenne, de l'espace Schengen et de la CEDH (Convention européenne des droits de l'homme). Pourquoi faudrait-il donc que la politique migratoire de Copenhague pose à Paris une quelconque difficulté? Le modèle danois est-il applicable à l'Hexagone?

État-providence ou immigration ?

Le Danemark ne compte que six millions d'habitants et n'a pas l'histoire coloniale de la France. Il n'a qu'une seule frontière terrestre avec l'Allemagne et sa façade maritime, éloignée des principales routes migratoires, est seulement enjambée par le pont de l'Øresund qui le relie à la Suède. En dépit de cette géographie, le pays d'Hamlet a connu plusieurs vagues de migrants non-européens, d'abord venus de Turquie, du Pakistan et d'ex-Yougoslavie dans les années 1960, puis du Proche et Moyen-Orient, de Somalie, du Vietnam et du Chili dans les décennies suivantes.

Le virage d'une politique migratoire ferme a été entrepris par la droite classique entre 2001 et 2011, mise sous pression par la montée en puissance du Parti du peuple danois (PPD) - équivalent du RN en France. Par la suite, tous les gouvernements, de droite comme de gauche, ont poursuivi cette politique. En 2022, les sociaux-démocrates au pouvoir depuis 2019 ont été réélus avec un meilleur score, après être allés encore plus loin dans la fermeté migratoire. Parallèlement, le PPD s'est effondré avec seulement 2,6% des voix en 2022, contre 21,1% en 2015, en pleine crise migratoire européenne. Un chiffre à mettre en perspective avec les scores de la Nouvelle Droite (4%), et des Démocrates du Danemark (8%), proches de la ligne du PPD. La droite dure, sans disparaître, s'est réduite comme peau de chagrin.

Demander l'asile depuis l'Afrique ?

De l'asile à la naturalisation, en passant par l'économie, la politique pénale, ou le logement, la politique d'immigration danoise s'attache à tous les aspects du phénomène. L'asile en premier lieu, est strictement encadré et les déboutés ont l'impossibilité de s'établir sur le territoire. Ces derniers sont susceptibles, sous certaines conditions, d'écoper d'une peine d'emprisonnement. Leurs biens peuvent en outre être confisqués pour couvrir les frais de procédure et d'hébergement. Enfin, une loi votée en 2021 prévoit d'envoyer le demandeur d'asile dans un pays situé hors de l'Union européenne - a priori le Rwanda, peut-être l'Égypte, l'Érythrée ou l'Éthiopie - le temps d'instruire sa demande.

L'immigration est par ailleurs circonscrite aux stricts besoins économiques du pays. Seule une main-d’œuvre hautement qualifiée (salaire de 50.000 euros annuels) est accueillie, à condition qu'elle puisse exercer dans un secteur en tension. Le regroupement familial est conditionné à la signature d'un contrat entre la municipalité et l'immigré, fixant les objectifs d'intégration : suivre des cours de langue, accepter les offres d'emploi… le non-respect de ce contrat entraîne la suppression des aides sociales. La naturalisation est ensuite conditionnée à la réussite d'un test de langue très strict et à l'autonomie financière du demandeur, qui doit avoir séjourné 5 ans au Danemark. Toute peine de prison empêche définitivement la naturalisation. Un plan antighetto se fixe enfin pour objectif la disparition, à horizon 2030, des zones à forte concentration immigrée. Ainsi, le gouvernement prévoit de réduire à 40% d'ici à 2030 la part des logements sociaux dans ces quartiers concernés, ce qui implique reconversion de logements sociaux en logements privés, donc des expulsions massives. Des peines plus élevées sont également prévues dans ces zones, caractérisées par une plus grande insécurité.

Si elle n'a pas manqué de susciter parfois des polémiques internes ou des critiques acerbes de la part des partenaires européens, cette politique a produit des résultats. Entre 2014, année précédant la crise des réfugiés, et 2019, année précédant la crise sanitaire, les demandes d'asile sont passées de 14.792 à 2716, soit une baisse de 82% et les entrées (hors demandeurs d'asile) sur le territoire sont passées de 49.039 à 42.268, soit une baisse de 14%.

Le «non» crucial à Maastricht

Mais à la différence de la France, le Danemark peut déroger au droit européen en matière d'immigration et d'asile (les options de retrait, ou «op-out»). L'essentiel s'est joué lors de la signature du traité de Maastricht, d'abord rejeté par les Danois, puis adopté après obtention de ces dérogations qui permettent à Copenhague de garder les «coudées franches». La France ne dispose pas de la même autonomie vis-à-vis des traités. Cependant, certains aspects de la politique migratoire dépendent encore du niveau national. Aussi la France pourrait-elle par exemple limiter, comme le Danemark, l'immigration légale à une main-d’œuvre qualifiée répondant aux besoins économiques, ou subordonner l'obtention d'un titre de séjour permanent à des conditions encore plus strictes - encore que l'accord de 1968, hors de portée du législateur français, accorde par exemple nombre d'avantages particuliers aux ressortissants algériens.

Sur tout le reste - droit d'asile, immigration clandestine, regroupement familial, ou encore mesures antighetto - le cadre constitutionnel et européen réduit doublement la marge de manœuvre. «Sur l'asile, la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne, ou CJUE (institution de l'Union européenne, qui siège à Luxembourg, NDLR) interdit de réprimer pénalement la présence illégale sur le territoire», explique Jean-Eric Shoettl, ancien secrétaire général du Conseil constitutionnel, qu'il s'agisse d'une des peines d'emprisonnement (arrêt El Dridi, 28 avril 2011), ou d'une simple garde à vue (arrêt Achughbabian, 6 décembre 2011). «Confisquer leurs biens pour couvrir des frais d'hébergement serait certainement jugé incompatible avec le principe constitutionnel d'égalité devant la loi», poursuit-il. La directive européenne sur l'asile oblige les États à traiter les demandes dans le pays de destination et les jurisprudences de la cour européenne des droits de l'homme, ou CEDH (institution du Conseil de l'Europe qui siège à Strasbourg, NDLR) et de la CJUE condamnent leur traitement depuis des centres fermés en dehors d'Europe.

«Si le peuple est réellement souverain, il peut défaire ce qu'il a fait»

De même, la plupart des restrictions au regroupement familial seraient confrontées en France à la double sanctuarisation de ce principe, par le Conseil constitutionnel d'une part, qui lui donne une valeur constitutionnelle dans sa décision du 13 août 1993 au nom du droit de mener une vie familiale normale, et par l'article 8 de la CEDH d'autre part. «Prévoir des peines plus lourdes dans certains quartiers semble également difficilement conciliable au principe constitutionnel d'égalité devant la loi, souligne Jean-Eric Shoettl. Selon l'ancien secrétaire général du Conseil constitutionnel, il serait également inenvisageable d'expulser des personnes bénéficiant de logements sociaux pour ramener le nombre de ces logements à un certain seuil.

En d'autres termes, une politique migratoire à la danoise rencontrerait des obstacles juridiques de taille en France, tant sur le plan constitutionnel que conventionnel. Pour autant, surmonter ces obstacles n'est techniquement pas impossible, d'autant que les enquêtes d'opinion montrent que l'opinion française est majoritairement favorable à une politique migratoire plus restrictive. «Pour appliquer une telle politique, explique Guillaume Drago, professeur de droit public à l'Université Paris II Panthéon-Assas, la France n'aurait d'autre choix que de modifier la Constitution.» En effet, la Constitution étant la norme suprême, elle s'impose théoriquement au droit et à la jurisprudence européenne. «Si le peuple, qui est souverain, adoptait par référendum un texte définissant un régime migratoire ferme adossé à la loi suprême, sur le modèle de la charte de l'environnement de 2004, poursuit Guillaume Drago, ce texte s'imposerait aux règles européennes et à la jurisprudence migratoire.» Le peuple français n'a-t-il pourtant pas souverainement octroyé des compétences à l'UE, notamment au moment de la signature du traité de Maastricht ? «Si le peuple est réellement souverain, répond Guillaume Drago, il peut défaire ce qu'il a fait.»

En résumé, le modèle migratoire danois ne pourrait être appliqué en France qu'à condition de réformer la Constitution. En effet, la majeure partie des mesures adoptées par Copenhague achopperaient en France sur le droit et la jurisprudence constitutionnels et européens en matière migratoire. Une contradiction grandissante s'observe entre le cadre imposé par l'État de droit et la volonté des Français, qui se prononcent majoritairement pour davantage de fermeté migratoire. Le peuple étant l'ultime souverain («La meilleure Cour suprême, c'est le peuple», disait de Gaulle), un référendum pourrait constituer une solution utile pour trancher ce nœud gordien.