Marie Lautey et «Bob», son landeau tout-terrain sous les pluies de Slovénie, le mercredi 4 novembre 2020. Lootie's Run Around The World

Société

697 marathons et 28.294 km autour du monde, l’incroyable aventure de Marie Leautey

 Le Figaro - 3 novembre 2023 - Par Gilles Festor

RÉCIT - La Normande a couru le tour du monde, soit 670 marathons, sans assistance et sur quatre continents.

Si, comme l’explorateur Théodore Monod l’affirme, «vivre, c’est avancer sans cesse», alors Marie Leautey a fait un petit pas vers les secrets de l’immortalité. Pendant près de trois ans, cette Normande a bravé l’épidémie du Covid et ses fermetures de frontières, les chaleurs méditerranéennes écrasantes, la menace des animaux sauvages dans l’Ouest américain, l’insécurité et une alerte au tsunami au Chili et le vide des déserts australiens, pour achever fin 2022 son tour du monde.

Une boucle de 28.294 km équivalant à 670 marathons (40,5 km quotidiennement environ), soit près de six par semaine, avec une poussette de 30 kg devant elle. Un exploit validé par la World Runners Association, fédération qui valide ce type d’exploit soumis à des critères précis.

Marie Leautey a désormais toute sa place dans le Guinness des records. Car, à ce jour, seuls sept athlètes ont officiellement fait le tour de globe en courant. Marie est la deuxième femme après Rosie Swale Pope à l’avoir fait. La Britannique avait couvert 32.187 km en 2008, mais en 1 789 jours et sur trois continents, dans l’hémisphère Nord. La Française a fait encore mieux à travers quatre continents (Europe, Amérique du Nord, Amérique du Sud et Océanie). «C’était important pour moi d’avoir voulu placer une femme dans le monde de l’aventure et de la performance. Petite, j’avais surtout des modèles d’explorateurs masculins… C’est bien, de montrer qu’on peut aussi le faire», confie-t-elle, de passage à Paris.

Courir pour une cause

Tout est parti d’un dessin griffonné machinalement alors qu’elle téléphonait au 22e étage d’une tour de Singapour. Couché sur la feuille de son bloc-notes dans un bureau du géant de la musique en ligne Spotify, un petit personnage aux airs de Mafalda marche sur une planète. «Après avoir raccroché, j’ai tout de suite regardé sur Google si un tour du monde avait déjà été parcouru en courant. Six personnes seulement l’avaient fait. Tout est parti de là», raconte-t-elle.

L’esquisse de la petite héroïne de bande dessinée et son emblématique nœud rouge l’ont inspiré pour créer le logo d’un blog où elle a raconté quotidiennement son aventure ramassée dans un récit rafraîchissant et inspirant, Le Monde sous mes pieds (Éditions Calmann-Lévy).

«J’ai décidé de tout lâcher, mon job et tous mes biens. Je suis partie avec mes deux valises et mes cartons de livres», poursuit-elle. Marie Leautey n’a alors pas d’entraîneur attitré et les sponsors ne se bousculent pas pour l’aider dans sa quête. Pendant deux ans, elle s’est donc préparée en finançant le voyage de sa poche et en faisant une promesse, celle de recueillir 1 euro par kilomètre parcouru pour l’association Women for Women International, une ONG venant en aide aux femmes après les guerres.

«Une cause un peu dans l’ombre. J’ai trouvé que c’était louable», précise-t-elle. Éconduite par un fabricant de poussettes de manière grossière, elle investit aussi dans un modèle robuste à trois roues dans laquelle elle entrepose le minimum: trois tenues de course, une tenue civile, un matériel de camping et un ordinateur pour tenir à jour son journal de bord. Un barda de 30 kg, quand même.

«Forrest Gump» au féminin

Sans le savoir, «Bob», le nom attribué à ce landau tout-terrain, deviendra le meilleur allié de cette ex-directrice financière. Son ange gardien, même, face aux risques de mauvaises rencontres dans les coins les plus isolés ou aux abords des villes: «Ce fut ma meilleure amie. On m’identifiait comme une maman avec un bébé. On me demandait spontanément comment ça allait, si j’avais besoin de quelque chose pour lui. Je n’avais pas du tout prévu ça. Je n’ai donc jamais manqué d’eau.»

Revers de la médaille, tenir le guidon fut aussi à l’origine de la seule et unique blessure qu’elle ait eue durant son périple. «Je n’ai jamais eu les jambes lourdes, ni de crampes. Je suis fascinée par l’adaptation physiologique de mon corps, que j’ai sollicité sans forcer durant tous ces mois», sourit la globe-trotteuse de 45 ans passée par l’Écosse, l’Allemagne, l’Angleterre, la Suisse, la Grèce et le Nigeria avant d’atterrir à Singapour. Un saut dans un magasin de bricolage et la pose d’isolants pour chauffage sur le guidon ont suffi pour régler le problème de prise et ses mains tétanisées.

carte leautey

L’improbable tandem est parti à l’assaut de l’Europe depuis Cabo da Roca, point le plus occidental au Portugal quelques jours avant Noël 2019. Ont suivi les traversées de l’Espagne, de la France et de l’Italie, avant… un brutal arrêt avec l’épidémie du Covid-19. Confinée dans un hôtel, elle est priée de quitter le pays pour retrouver la France, elle aussi calfeutrée. «Je pensais être retardée d’une ou deux semaines, ça a duré trois mois! Mais je n’ai jamais pensé abandonner», glisse cette «Forrest Gump» au féminin. «Lottie», son surnom, a dû élaborer un plan B, et même un plan C avec le deuxième confinement la renvoyant encore à ses pénates.

Un casse-tête, car son programme initial a volé en éclats. Il a fallu sillonner la Grèce sous la chaleur accablante de l’été, sous 50°C et des semelles de chaussures transformées en chewing-gum. En Europe, son tracé ressemble à un boa pris au piège d’un labyrinthe. «Au lieu de faire l’Europe en six ou sept mois, j’ai mis un an et demi et couvert 15.500 km au lieu de 7000! Malgré la difficulté à trouver des frontières ouvertes, j’ai éprouvé un sentiment de liberté total, avec de l’imprévu, et j’ai traversé des pays qui n’étaient pas au programme initial.»

Un marathon de rencontres

Le soir, Marie Leautey dormait en dur ou en camping. «Les seuls conforts de mon voyage étaient une douche et une bonne nuit de sommeil. Être contrainte de taper à la porte des gens le soir pour trouver où dormir, c’était trop compliqué», avoue-t-elle. En Albanie, «pays d’une beauté folle», elle a découvert un sens de l’hospitalité insoupçonné.

La simple évocation de sa rencontre avec une très vieille femme lui offrant deux poires les larmes aux yeux la replonge avec émotion dans la douceur des Balkans. «Ce pays n’a pas livré un seul Juif aux Allemands durant la Seconde Guerre mondiale. Ils les ont tous cachés (la population juive a même crû entre le début et la fin du conflit, NDLR) en respectant un code de tolérance et d’hospitalité, la Besa. C’est admirable», décrit-elle.

Le premier continent avalé après avoir rejoint la Turquie en juin 2021, s’ouvrait alors l’épisode américain et la traversée de l’Ouest mythique, de Seattle jusqu’à la côte atlantique. Le moment d’équiper la poussette de clochettes pour effrayer les animaux sauvages et s’armer d’une bombe anti-ours gardée précieusement dans le sac de couchage.

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«Lootie» sur les côtes grecques, le jeudi 20 août 2020. Lootie's Run Around The World

Entre deux burgers ou des pizzas avalées sur le pouce, les rencontres improbables s’enchaînaient, celle avec la maman d’un garçon assassiné lui demandant une faveur se lit le cœur serré. «Il y a 60 km entre chaque ville, ça facilite les rencontres. Au milieu de nulle part, avec la poussette, je détonne. Les gens m’arrêtaient, me donnaient des liasses de billets pour l’ONG, me demandaient des photos. Aux abords des grandes villes, on redevient invisible», confie la voyageuse intrépide nourrie aux récits de Jack Kerouac.

Seize paires de chaussures

L’immersion dans l’Amérique profonde pro-Trump, celle du Montana (où elle s’est fait tirer dessus!), des ranchs géants et des arides Badlands arpentés avec la voix inspirante de Bruce Springsteen dans les oreilles, a bousculé ses préjugés. «Cela ne m’a pas rendu les idées de Trump plus acceptables, mais cela a donné beaucoup d’humanité à ces gens et à leurs problèmes», pose-t-elle. Au pays de l’Oncle Sam, Marie Leautey a aussi couvert un marathon, un vrai, celui-là, à Chicago. «Ils n’ont pas accepté ma poussette, rit-elle, mais j’ai reçu une médaille, la seule de mon tour du monde.»

La parenthèse enchantée des États-Unis s’est refermée à New York en décembre. L’aventure a repris son cours dans la foulée en Amérique du Sud, par le Chili, puis l’Argentine, jusqu’en mars 2022, malgré les mises en garde des services consulaires concernant la région chilienne du Biobio secouée par des violences entre communautés. Fausse alerte. «Tout au long de mon tour du monde, je ne me suis jamais sentie en danger», assure la Normande dotée d’un sacré sang-froid. Alors en mission au Nigeria, elle soudoyait son garde du corps avec un bakchich pour pouvoir aller courir seule… La baroudeuse a quand même eu le droit à quelques sueurs froides, juste avant d’aller affronter la cordillère des Andes, par exemple, lorsqu’une alerte tsunami a été lancée.

Une autre frayeur a failli gâcher la fin de son incroyable odyssée s’achevant par la traversée de l’Australie. À quelques jours de rejoindre Sydney… elle a contracté le Covid. Un comble, alors qu’elle était passée entre les mailles du filet pendant près de 30.000 kilomètres. Pas question d’arriver au point final avec du retard. Au pays des kangourous, Marie Leautey a serré les dents, laissé les derniers symptômes disparaître pour tomber dans les bras de ses amis et de la centaine de personnes venues l’encourager en agitant de petits drapeaux tricolores sur la ligne d’arrivée. Pour accomplir son rêve, seize paires de chaussures auront été nécessaires, ainsi que deux poussettes. La première a rendu l’âme au bout de 17.000 km.

«Ça doit aussi être un record du monde, non?», rit-elle. Et la seconde? «Je l’ai donnée à une organisation caritative, mais je regrette un peu, parfois. J’y étais attachée, car elle m’a protégée…», avoue-t-elle, avant de conclure, philosophe, en évoquant une douloureuse blessure de femme: «Mais c’est bien comme ça aussi. J’espère qu’elle transporte un enfant, aujourd’hui. Celui qui n’a pas pu faire le tour du monde avec moi.»