Politique

L’irruption d’Emmanuel Macron sur la scène politique en 2017 avait mis fin à la bipolarisation du système politique dans lequel gauche et droite s’opposaient et alternaient au pouvoir depuis 1974.

Telos - 17juin 2024 - Par Gérard Grunberg, Politologue, directeur de recherche émérite au CNRS

Un centre au pouvoir maintenait gauches et droites dans l’opposition dans un système tripartite. La dissolution de juin rebat totalement les cartes. Les sondages montrent que ce système pourrait laisser la place à une nouvelle bipolarisation gauche/droite. Pourtant, imaginer qu’un tel changement ne ferait que reproduire l’ancien système et que la bipolarisation de demain serait le retour à la bipolarisation d’hier dont rêvent les anciens partis de gouvernement depuis 2017 serait une grave erreur.

La première et fondamentale différence entre les deux bipolarisations gauche/droite est que dans la première formule, les partis qui exerçaient le pouvoir, seuls ou en coalition, le parti gaulliste et le parti socialiste, étaient des partis « de gouvernement » c’est-à-dire habitués à gouverner et alterner au pouvoir depuis 1981. Ils étaient d’accord, au moins en pratique, sur le fonctionnement du système institutionnel et reconnaissaient la légitimité de l’autre, quoi qu’ils en disent, c’est-à-dire qu’ils étaient d’accord pour agir et gouverner dans le système établi en 1958 et modifié en 1962. Les trois cohabitations qui se sont déroulées en 1986-1988, 1993-1995 et 1997-2002 n’ont pas fait dérailler ce système.

Ce système bipolarisé pouvait fonctionner car ces deux partis, finalement modérés, dominaient leurs camps respectifs. François Mitterrand avait réussi à marginaliser le PCF dès 1981 et le parti gaulliste avait maintenu jusqu’en 2022 le Front national dans un isolement minoritaire. En 2002, Jacques Chirac l’avait emporté sur Jean-Marie le Pen avec 82% des suffrages exprimés. Les élections présidentielles de 2017 et 2022 n’ont pas seulement donné la victoire à Emmanuel Macron, elles ont aussi établi la domination des deux partis extrêmes dans leurs camps respectifs. À gauche, dès 2017, Jean-Luc Mélenchon a obtenu 19,6% contre 6,4% au socialiste Benoît Hamon. À droite, en 2022, Marine le Pen a obtenu 23,2 contre 4,8% à Valérie Pécresse.

Les deux partis de gouvernement étaient donc les principales victimes des victoires macronistes.

Or le système politique qui pourrait sortir des prochaines élections législatives ne ressemblera sans doute pas à celui de la période 1974-2017. Les récentes élections européennes ont montré qu’à droite, le RN continuait de dominer LR (31,4% contre 7,3%). Plus grave encore pour la droite de gouvernement, la dissolution a provoqué l’éclatement de LR, son chef ayant rallié le RN et ayant ainsi signé la mort de ce parti coupé en deux. Le RN domine ainsi entièrement dans l’espace de la droite et pourrait parvenir au pouvoir le mois prochain. À gauche, le bon score de Raphaël Glucksmann, 13,8%, ne doit pas faire illusion. Il a été obtenu sur une ligne politique hostile à l’alliance avec LFI alors que la direction du Parti socialiste a décidé de faire alliance avec ce parti aux législatives. En outre cette alliance a maintenu le leadership de LFI qui avec ses 9% a imposé la présence de ses candidats dans la majorité relative des circonscriptions et un programme de « rupture ». Le Parti socialiste, compte tenu du mode de scrutin, a estimé, à raison, que sans cette alliance électorale les députés sortants socialistes seraient battus. Mais, ce faisant, il a accepté tacitement le fait que son destin était lié à un parti d’extrême-gauche dangereux pour la République et qui en aucune manière ne peut être considéré comme un parti de gouvernement.

La nouvelle bipolarisation en formation oppose donc, contrairement à l’ancienne, non plus un parti de gauche et un parti de droite modérés mais un parti de gauche et un parti de droite extrémistes. Elle risque fort dans ces conditions de ne pas ressembler à l’ancienne. Les désaccords entre les deux partis extrêmes sont en effet autrement plus graves que ceux qui existaient entre gaullistes et socialistes. Aucun des deux ne concède à l’autre la légitimité de gouverner et on imagine facilement ce que deviendra une vie parlementaire qui, à cause des mélenchonistes, était déjà devenue chaotique. Certes, l’un et l’autre sont d’accord pour ne soutenir ni le renforcement de l’Union européenne, ni un engagement total derrière l’Ukraine, et tous deux ont promis une politique sociale qui ruinerait le pays. Mais leurs positions fondamentalement opposées sur l’immigration laissent prévoir de rudes empoignades à l’Assemblée… ou dans la rue. Bref, nous risquons de rentrer dans une période de violence.

À cela s’ajoute que si la bipolarisation d’hier avait permis à partir de 1981 l’alternance au pouvoir des deux camps, celle de demain risque fort d’avantager, au moins dans un proche avenir, le Rassemblement national, non seulement du fait d’un rapport de forces très inégal en sa faveur (le sondage IFOP de dimanche donnant 35% au premier tour au RN et 26% à la Nupes 2), mais aussi parce qu’il est probable que les désaccords fondamentaux entre les deux partis de gauche sur la politique extérieure et européenne, qui pèseront lourd dans la conjoncture internationale actuelle, affaibliront rapidement la cohésion de cette Nupes 2, comme on l’avait vu avec la dissolution de la Nupes 1. Bref, cette Nupes 2 aura du mal à acquérir une quelconque crédibilité gouvernementale face à un RN installé au pouvoir.

Cette domination des extrêmes fera que le climat politique ressemblera davantage à celui qui existait sous le Front populaire et dura jusqu’à la prise du pouvoir par Philippe Pétain le 10 juillet 1940 qu’à celui qui a caractérisé la période d’avant 2017. De ce seul point de vue, la comparaison du « nouveau Front populaire » avec le vrai Front populaire de 1936 pourrait avoir un sens.

Gabriel Attal va tenter de bloquer ce processus de retour à cette bipolarisation mortifère. Le mode de scrutin actuel majoritaire à deux tours rend l’opération difficile à réussir, ce qui n’aurait pas été le cas avec le scrutin proportionnel dans l’état actuel des rapports de force entre les trois pôles qui s’affrontent dans la campagne législative. Souhaitons-lui bonne chance.