Entretien
Après une semaine marquée par un déplacement à Mayotte et la disparition de son père, Marine Le Pen rompt le silence dans un entretien au JDNews. Avec une émotion rare, elle se confie sur sa relation complexe avec Jean-Marie Le Pen, qu’elle qualifie pour la première fois publiquement comme « papa ».
Le JDD - 12 janvier 2025 - Propos recueillis par Charlotte d'Ornellas, Laurence Ferrari, Louis de Raguenel, Pascal Meynadier, Jules Torres et Geoffroy Lejeune
Le JDNews. Vous aviez prévu de nous accorder une grande interview sur Mayotte. Lors du vol retour, vous apprenez le décès de votre père, Jean-Marie Le Pen. Malgré ce deuil et vos hésitations, vous avez maintenu votre décision de nous parler. Pourquoi ce choix ?
Marine Le Pen. Ma première intuition a été de vouloir annuler cette interview. Mais très vite, je me suis dit : « Les pauvres Mahorais, le sort s’acharne… » Mon drame personnel risque d’éclipser le leur, et je ne pourrai même pas parler d’eux. Pourtant, je suis allée sur place, je leur ai promis d’être leur porte-parole, de porter leur réalité et de témoigner des conditions terribles dans lesquelles ils vivent. Me retrouver dans l’incapacité de tenir cette promesse à cause de ma douleur personnelle était inimaginable. C’est pour cette raison que j’ai décidé de maintenir cette interview. Je ressens un devoir profond et une véritable obligation morale envers eux. Leur situation mérite qu’on la défende, sans que rien ne vienne la reléguer au second plan.
Commençons cette interview par Mayotte. Vous vous y êtes rendue pour constater de vos propres yeux la réalité vécue par les Mahorais. En quoi cette réalité diffère-t-elle de celle décrite par le gouvernement ?
Le gouvernement, lors de ses déplacements, a choisi une approche purement officielle. On rencontre le préfet, le bureau de crise, les pompiers, les militaires, et on fait un tour de l’île en hélicoptère. C’est très bien mais cela ne permet pas de voir la réalité. C’est un peu comme un village Potemkine : on nettoie les commissariats avant la visite du ministre de l’Intérieur, on balaie les rues de Mamoudzou avant l’arrivée du Premier ministre, et ce que l’on montre est très éloigné de la vérité. J’ai fait un choix radicalement différent. Nous avons pris des voitures et parcouru l’île, dans sept villages différents. À chaque fois, les mêmes questions simples, et les mêmes réponses édifiantes : avez-vous de l’électricité ? Non, à chaque fois. Avez-vous l’eau courante ? Deux litres par foyer… en trois semaines. Avez-vous accès à de l’eau potable ? Non. Avez-vous vu les pastilles de chlore promises par le gouvernement ? Pas une seule, personne n’en avait vue. La réalité du terrain est sans appel : elle ne correspond en rien au discours officiel.
Accusez-vous le gouvernement de ne pas dire la vérité ?
Chido, en shimahorais, signifie « miroir ». Et c’est exactement ça. L’île a été comme passée sous un chalumeau géant. Toute la végétation a été rasée, ce qui a révélé une réalité jusque-là dissimulée : Mayotte est mitée de bidonvilles, partout. Avant, ces bidonvilles étaient cachés par la végétation. Maintenant, on voit l’ampleur du problème. Cela nous ramène au grand mensonge concernant Mayotte : le nombre réel de personnes présentes sur l’île. Cela fait des années que j’alerte sur ce sujet. Il y a au moins 500 000 habitants, probablement plus, mais les services publics continuent d’affirmer qu’il y en a 320 000. Or, on ne mène pas les mêmes politiques publiques si l’on pense qu’il y a 320 000 personnes ou 500 à 600 000. Aujourd’hui, la situation à Mayotte est catastrophique. Le sentiment des Mahorais, que je me dois de rapporter, est clair : l’ensemble des aides mises en œuvre a été concentré sur les bidonvilles, car les pouvoirs publics considèrent leurs habitants comme les plus démunis. Cela crée un sentiment d’injustice terrible parmi les Mahorais. Je n’aurais jamais pu mesurer, depuis la métropole, avec les informations qu’on me donnait, la gravité de la situation que j’ai constatée sur place.
S’agit-il, selon vous, de déni ou de dissimulation de la part du gouvernement ?
En réalité, ce déni se retrouve partout. Reconnaître la réalité de l’immigration clandestine, c’est accepter la responsabilité de cette situation, ce que les politiques refusent de faire. Et surtout, cela les confronterait immédiatement à la question suivante : « Qu’allez-vous faire ? » Or, ils ne veulent pas qu’on leur pose cette question. Alors, ils entretiennent ce déni, mais ce sont les populations qui en subissent les conséquences.
Emmanuel Macron ment-il en affirmant que l’eau est accessible partout à Mayotte ?
Je ne suis même pas sûre qu’il mente. Je crois qu’il répercute simplement les mensonges qu’on lui transmet. Car tout le monde ment. Le problème, c’est que personne ne cherche la vérité. Certaines personnes ont pourtant averti ces responsables politiques : « Attention à ce que vous dites, ce n’est pas la réalité. » Mais dans un système où tout le monde se ment, personne ne veut être celui qui dit la vérité. Parce que celui qui dit la vérité devient coupable.
Quelles solutions proposez-vous pour répondre à la problématique cruciale de l’accès à l’eau ?
Il faut absolument construire une usine de désalinisation. Nous ne pouvons pas continuer à dépendre d’un réseau d’eau complètement vétuste, constamment soumis à des branchements illégaux. Il faut aussi une usine de traitement des déchets, car c’est un problème écologique majeur. Je ne comprends pas que les écologistes ne s’intéressent pas à cette situation. Mayotte est en danger de mort écologique. Aujourd’hui, Mayotte est entourée d’une ceinture marron de terre qui s’étend sur plusieurs centaines de mètres, voire des kilomètres, dans l’un des plus beaux lagons de France. Cette situation exige des décisions d’une ampleur bien supérieure à ce qui est actuellement envisagé. Je vais demander à rencontrer Manuel Valls et Sébastien Lecornu pour leur dire tout cela. Après, ils en feront ce qu’ils veulent.
Concernant la reconstruction des bidonvilles, le gouvernement a affirmé : « On va interdire. » Mais sur le terrain, qu’avez-vous réellement constaté ?
Le lendemain, tout commençait à se reconstruire. Alors dans une semaine, les bidonvilles seront entièrement rebâtis. J’ajoute un point crucial : avec la chute des arbres – arbres à pain, cocotiers, etc. – qui constituaient une base de nourriture pour les clandestins, en dix jours, il n’y avait plus rien de consommable. Que se passe-t-il alors ? On assiste à une flambée de pillages, qui touche une population déjà démunie. Les pillages visent à récupérer de quoi manger, des biens d’usage courant, ou des matériaux à revendre pour survivre.
Y a-t-il un témoignage qui vous a particulièrement marqué ?
Juste avant de prendre l’avion, un agriculteur m’a raconté : « J’avais 12 000 poules dans un grand hangar en tôle. Chido a pris toute la tôle et a tué 8 000 de mes poules. Dans les trois jours qui ont suivi, les 4 000 autres ont été volées. Puis les clandestins sont revenus, masqués et armés, pour démonter la charpente et l’utiliser pour reconstruire les bidonvilles. » Cerise sur le gâteau, ils ont gagné cinq mètres sur son terrain. Donc on voit bien qu’il s’agit aussi d’une véritable lutte territoriale. Voilà où nous en sommes : soit on regarde la situation de Mayotte en face et on prend des décisions à la hauteur de ce problème, soit on perdra Mayotte.
Certains membres du gouvernement proposent de supprimer le droit du sol à Mayotte, ce qui nécessiterait une révision constitutionnelle. Pensez-vous que François Bayrou et Emmanuel Macron devraient réunir le Congrès pour le faire adopter ?
Bien sûr. Mais pour l’instant, ils disent seulement qu’ils « s’autorisent à y réfléchir ». La route est encore longue. Ce qu’il faudrait, c’est un référendum sur ces sujets, dans toute la France. Cela pourrait se faire. Et ce serait même une opportunité unique pour nos dirigeants et les journalistes de comprendre que Mayotte, c’est notre futur. Les mécanismes en cours là-bas sont extrêmement révélateurs et méritent d’être analysés. Au-delà de cela, Mayotte est aussi un exemple d’islam très laïcisé. Là-bas, tout le monde se souhaite joyeux Noël. L’idéologie islamiste n’a pas pénétré cette société. Contrairement à l’image que nous avons aujourd’hui d’un islam sous tutelle islamiste, à Mayotte, je n’ai pas vu un seul voile islamique. Ils résistent très fermement à cette influence.
Bruno Retailleau, Manuel Valls et Sébastien Lecornu ont cosigné une tribune proposant des mesures de fermeté dans le cadre d’un second projet de loi pour Mayotte. Cela va dans la bonne direction ?
Cette tribune me laisse penser que rien ne changera. Le titre, « Sans fermeté migratoire, nous reconstruirons Mayotte sur du sable », est une formule que j’ai moi-même répétée des dizaines de fois. Pourtant, quand on examine les « mesures de fermeté » proposées et qu’elles se résument à allonger le délai de présence des parents avant que leurs enfants puissent obtenir la nationalité ou à étendre les dispositifs de retour volontaire des Africains, c’est tout simplement dérisoire face à la gravité de la situation. Ces propositions sont totalement insuffisantes. Je n’en attends donc rien.
Concrètement, si vous étiez aux commandes, quelles mesures prendriez-vous ?
Il faut commencer par le volet migratoire, car c’est lui qui conditionne tout le reste. On ne peut plus se contenter de demi-mesures. Il faut couper tout ce qui rend Mayotte attractive. Comprenez bien : même ruinée, dévastée, détruite, Mayotte continue d’attirer les clandestins. Dès le lendemain du cyclone, les kwassa-kwassa recommençaient à arriver. Donc la question est claire : qu’est-ce qui les fait venir ? Ce n’est pas l’opulence de Mayotte, mais la perspective de la nationalité. Voilà le problème : la régularisation, la naissance sur le territoire, la naturalisation. Il faut couper ces trois points. Et je dis cela très calmement, car ces mesures devraient s’appliquer à l’ensemble du pays, pas seulement à Mayotte.
La question de la scolarité est également soulevée par certains Mahorais. Qu’en pensez-vous ?
Une part importante de la population mahoraise demande la suppression de la scolarisation obligatoire des enfants. Prenez l’exemple de la Cité du Nord, le seul grand lycée du nord de l’île, qui accueille un tiers de la population. Ce lycée, conçu pour 1 100 élèves, en reçoit aujourd’hui 2 400. Le nombre d’élèves est tel qu’ils n’ont droit qu’à une demi-journée de cours au lieu d’une journée complète : les cours se font par roulement. Ce sont des enfants français à qui on n’offre pas le niveau scolaire minimal. Et après, on s’étonne que les résultats scolaires à Mayotte soient très bas. Dans ces conditions, c’est inévitable. Madame Borne aurait sans doute gagné à prendre une voiture pour aller constater par elle-même l’état de ce lycée. Les Mahorais, déjà profondément éprouvés, parfois endeuillés, ne supportent plus ce qu’ils perçoivent comme du mépris. En plus de leurs pertes, ils ont le sentiment qu’on leur ment. Cette accumulation d’injustices est devenue pour eux la goutte d’eau de trop.
Vous plaidez également pour des mesures militaires beaucoup plus fermes. Pouvez-vous nous en dire davantage ?
Je le dis depuis longtemps : il faut des bâtiments de la Marine nationale positionnés entre Anjouan et Mayotte pour intercepter les kwassa. J’ai même proposé qu’un de ces bâtiments serve de CRA flottant. Aucun kwassa ne doit atteindre la rive. Il faut stopper ce flot permanent d’arrivées. Je vais vous le dire clairement : il faudrait une base militaire à Mayotte, de l’envergure de Barkhane. Car la défense de Mayotte sera un travail quotidien. Ensuite, il y a la question du retour, qui passe par des voies diplomatiques. Il faut siffler la fin de la récréation. Les Comores doivent comprendre que si elles ne reprennent pas leurs ressortissants, il n’y aura plus un centime d’aide, plus un visa, même pour leurs dirigeants. Il faut aller plus loin : envisager des déchéances de nationalité pour les dirigeants comoriens ayant la double nationalité et examiner les biens qu’ils détiennent en France.
Emmanuel Macron a choqué en déclarant ceci : « Si ce n’était pas la France, vous seriez 10 000 fois plus dans la merde ! » Comment ces propos ont-ils été perçus à Mayotte ?
Il a dit pire que ça. Il a affirmé : « Vous devriez être contents d’être en France », comme si les Mahorais étaient des étrangers, comme s’ils étaient hébergés par la France. Ces propos sont d’une violence extrême. Mais ce n’est pas la première fois qu’on agit avec violence envers les Mahorais, par les mots ou par les actes.
Prenez Manuel Valls. Même s’il est sûrement pétri de bonnes intentions, sa nomination pour s’occuper de Mayotte a glacé le sang de nombreux Mahorais. Ils se souviennent très bien que c’est sous François Hollande, avec Valls comme Premier ministre, qu’a été prise la décision d’interdire la destruction des bangas. Jusqu’alors, sous Nicolas Sarkozy, les clandestins ne se comportaient pas comme s’ils étaient chez eux, car il y avait une guerre d’usure. Ce n’était pas parfait, mais au moins, les positions n’avançaient pas.
C’est aussi la circulaire Valls qui a considérablement aggravé l’immigration clandestine. Et aujourd’hui, on organise une réunion à La Réunion pour parler de la reconstruction de Mayotte, avec uniquement des entrepreneurs réunionnais autour de la table. Pas un seul Mahorais n’était invité à participer. C’est révélateur d’un mépris qui est devenu insupportable.
Vous avez détaillé vos projets à court et moyen terme. Quels sont vos objectifs à long terme ?
L’insécurité empêchera tout développement, quel qu’il soit. Mais pour l’avenir de Mayotte, les grands axes sont clairs. D’abord, l’exploitation gazière, et peut-être pétrolière. Ensuite, l’agriculture, qui est essentielle. Mais cela passe impérativement par la résolution du problème du cadastre. Tant que le cadastre n’est pas clair, il est impossible de développer une agriculture structurée. Or, Mayotte doit être capable de nourrir sa propre population et sortir de sa dépendance aux importations, comme c’est le cas aujourd’hui. Enfin, il y a la question du tourisme, un potentiel énorme pour l’île. Il faut réfléchir à l’avenir, mais je me demande si, en réalité, nos dirigeants n’ont pas déjà baissé les bras…
Le gouvernement a annoncé la création d’un établissement public qui pourra déroger au droit commun pendant deux ans. Pensez-vous que cette mesure permettra de résoudre certains problèmes ?
Très honnêtement, j’ai une autre idée, à mon avis bien plus efficace. Cela fait longtemps que je plaide pour un ministre d’État de l’Outre-mer. Je vois que l’idée a fait son chemin, et je m’en réjouis – les occasions de se réjouir en politique sont rares. Mais je pense qu’il faut aller plus loin. Il faut un secrétaire d’État dédié à la reconstruction de Mayotte, et un autre pour la Nouvelle-Calédonie. Ces secrétaires d’État, rattachés à un ministre de plein exercice, auraient la capacité d’intervenir de manière interministérielle. Une telle coordination est indispensable pour mener à bien une reconstruction dans des délais raisonnables.
« Laisser Mayotte dans sa situation actuelle est tout simplement inacceptable »
Pensez-vous qu’un jour les habitants de Mayotte pourront atteindre les mêmes standards de vie qu’en métropole ? Cet objectif vous semble-t-il réaliste ?
Tout dépend de ce que vous entendez par « standards de vie ». Est-ce que Mayotte peut avoir une école qui fonctionne ? Bien sûr que oui. Est-ce que Mayotte pourrait offrir des soins de qualité ? Évidemment. Est-ce que l’île pourrait se développer économiquement ? Absolument. Mayotte a des atouts incroyables… Tous les éléments sont réunis pour envisager un développement économique qui pourrait même être spectaculaire. Mais tout cela passe par la résolution d’un problème fondamental, celui qui est à l’origine de tout. Laisser Mayotte dans sa situation actuelle est tout simplement inacceptable.
De nombreuses images montrent des femmes mahoraises se jeter dans vos bras et vous parler. Comment avez-vous vécu ces moments ?
J’ai avec eux un lien indéniablement affectif. Ils m’appellent Mariama. Mayotte est une société matriarcale, et ce sont les femmes qui ont mené les grands combats politiques. Rappelez-vous l’histoire de Mayotte : ce sont les Chatouilleuses qui se sont battues pour que Mayotte reste française. Toutes des femmes. Quand vous faites un meeting politique là-bas, 95 % du public, ce sont des femmes. C’est surprenant ! Ils ressentent ce lien avec moi, et j’ai un lien affectif avec eux parce qu’ils savent que je les aime. Et il faut les aimer.
Vous avez donc appris la mort de votre père alors que vous reveniez de votre déplacement à Mayotte. De nombreuses spéculations ont circulé à ce sujet. Pouvez-vous nous raconter comment vous avez réellement appris cette nouvelle ?
À Nairobi, dans l’avion, pendant une escale. Mon attaché de presse est venu me voir en disant qu’il y avait une rumeur sur la mort de mon père. Honnêtement, j’avais déjà vécu ça dix fois. Je rappelle que les journalistes l’avaient déjà annoncée à tort à de nombreuses reprises. Sur le moment, je n’y ai pas cru. Puis, par acquit de conscience, sachant qu’il avait une santé très fragile, j’ai appelé ma sœur pour savoir ce qu’il en était. Et c’est elle qui me l’a appris. J’ai appris la nouvelle à Nairobi, ce qui, finalement, me fait au moins un point commun – sans doute le seul – avec la reine d’Angleterre, qui avait appris la mort de son père au même endroit.
Un magazine a publié sur internet une photo de vous en larmes au moment où vous apprenez la mort de votre père. Comment jugez-vous cela ?
Je trouve ça immonde. Ce qui est impardonnable, ce n’est pas de commettre une erreur, mais de le faire délibérément. Et là, ce n’était pas une erreur. Lorsque Jordan [Bardella], profondément choqué par cette publication, a téléphoné à la rédaction, le directeur de ce journal semblait fier de son coup. Dieu merci, sa direction est finalement intervenue pour retirer cette photo. Mais cela me donne le sentiment qu’aujourd’hui, on vit dans un pays où tout semble permis. Pourtant, tout n’est pas permis.
Est-ce que vous avez le sentiment que, lorsqu’il s’agit de vous, tout semble permis ?
Pardon, mais enfin, certains journalistes ont osé photographier le fils de Romy Schneider sur son lit de mort… Et pourtant, elle ne faisait même pas de politique. Cela relève d’une question de morale, vous comprenez ? Ce n’est même pas une affaire de légalité ou de droit. C’est une question de décence, de respect, de valeurs fondamentales. C’est exactement la même chose que ces manifestations d’extrême gauche organisées après la mort de Jean-Marie Le Pen. C’est le symptôme d’un ensauvagement. Quand on ne respecte pas la vie, comme le font les délinquants, on ne respecte pas non plus la mort. Or, le respect de la vie va de pair avec celui de la mort. Ne plus respecter la mort, c’est s’éloigner de la civilisation telle que nos aïeux et les générations précédentes l’ont bâtie. Et c’est révélateur : ce manque de respect, on le retrouve toujours, curieusement, dans le même camp politique.
« Considérer que des adversaires ne sont plus des êtres humains, c’est tout simplement inacceptable »
Votre père avait dit à propos de Chirac, après sa mort : « Même l’ennemi a droit au respect. » Ce droit, on le lui a dénié ?
Mon père était pétri de cette civilisation et de cette décence. Pour lui, cela allait de soi. Il disait aussi : « D’un mort, on ne dit rien ou on n’en dit que du bien. »
À l’exception de l’extrême gauche, le reste de la classe politique s’est globalement bien comporté. Cela vous a-t-il surprise ?
Honnêtement, je ne pensais pas qu’ils en étaient capables. Nous avons été tellement maltraités, soumis à un traitement de défaveur si systématique, que j’ai été agréablement surprise. D’ailleurs, il est important que ceux qui ont adopté ce comportement sachent que cela me touche, que cela touche ma famille, mais aussi tous nos électeurs. Les gens sont émus de voir qu’on peut, à un moment donné, reconnaître qu’il y a des adversaires politiques, mais que ce ne sont pas pour autant des ennemis qu’on peut déshumaniser. Considérer que des adversaires ne sont plus des êtres humains, c’est tout simplement inacceptable.
Et qu’avez-vous pensé de la réaction d’Emmanuel Macron ?
Je trouve cette déclaration aussi ambiguë que le personnage. Si c’était une pique, je peux vous assurer que le « jugement de l’histoire » sera bien plus sévère pour Emmanuel Macron que pour Jean-Marie Le Pen. Quoi qu’on pense de Jean-Marie Le Pen, même ses adversaires politiques reconnaissent qu’il a détecté, avec une persévérance héroïque pour l’époque, le problème de l’immigration et qu’il a permis à d’autres de défendre ces idées. L’histoire retiendra cela de lui. Et Emmanuel Macron ? L’histoire retiendra qu’il n’a rien vu et, surtout, rien fait.
Au-delà des polémiques, les archives de l’INA ont révélé un véritable corpus politique autour de Jean-Marie Le Pen. Pensez-vous que, pour les Français, ce sera cet aspect qui finira par dominer leur jugement ?
Sur de nombreux sujets, et pas seulement l’immigration, il a été un visionnaire. On parle souvent de l’immigration, mais il faut aussi évoquer la mondialisation, qu’on appelait encore « globalisation » à l’époque. L’un de ses premiers textes sur le sujet, que j’ai relu il y a quelques années, est d’une actualité stupéfiante. Il y expliquait que l’effondrement des frontières entraînerait une aggravation des flux migratoires, car la main-d’œuvre à bas coût deviendrait indispensable face à la concurrence des coûts de production entre pays. Il évoquait déjà la concurrence internationale déloyale et ses conséquences. Et tout cela, il l’avait analysé dès le début des années 1990.
Votre relation avec votre père est bien connue. La fin de sa vie a-t-elle marqué un moment d’apaisement entre vous ?
Marie-Caroline, Yann et moi avions pour mon père un amour infini, et je crois qu’il en avait un tout aussi immense pour nous. Dans une famille, il y a toujours des disputes, des trahisons, des réconciliations… C’est normal. Mais notre famille a été sous les projecteurs pendant 60 ans. Ça, à part les familles royales, ça n’existe pas. Nous, nous avons traversé six décennies avec tout ce que cela implique : mariages, divorces, disputes, retrouvailles… Cela peut donner l’impression d’une saga extraordinaire. Mais en réalité, nous sommes une famille normale. Une famille normale qui fait de la politique, ce qui multiplie forcément les occasions de s’engueuler. Pourtant, nous sommes aussi la preuve de ce qui fait la magie d’une famille. Malgré tout, nous nous sommes toujours aimés. Je sais qu’il a toujours été fier de nous. Et quand l’essentiel est en jeu – et pour nous, l’essentiel a été sa santé –, la famille se ressoude. Les différends s’effacent, les querelles s’oublient, et on se soutient. Parce que finalement, tout le reste n’a pas vraiment d’importance.
Est-ce pour cette raison que vous avez écrit ce tweet : « Un âge vénérable avait pris le guerrier mais nous avait rendu notre père. La mort est venue nous le reprendre » ?
En vieillissant, en quittant en quelque sorte la vie politique, on nous a rendu un père qu’on nous avait toujours pris. La politique nous a tout pris, elle nous a volé notre père. Il était bien plus un dirigeant politique qu’un père dans sa vie quotidienne. Mais avec l’âge, en quittant progressivement la scène politique, il s’est recentré sur ce qui était vraiment important. Et pour lui, quoi qu’on en dise, ce qui comptait, c’était sa femme et c’était nous. Le reste n’avait plus d’importance. L’âge nous a permis de retrouver et de profiter de notre père. (Silence) Et nous étions heureuses de cela.
Après son décès, certains soulignent que c’est vous qui avez, en quelque sorte, tourné la page en l’excluant du parti en 2015.
(Marine Le Pen interrompt.) Ce n’est pas aussi simple. C’est plus compliqué que cela. Mais il faudra qu’on en parle plus longuement, un jour.
« Son côté rebelle et provocateur a fini par prendre le dessus sur tout le reste »
Quel est, selon vous, le bilan de cette vie marquée par la provocation ?
C’est un peu injuste de le juger uniquement à l’aune de ces polémiques. Pourquoi ? Parce que la longévité politique, c’est toujours la même chose. Lui, c’est presque 80 ans de vie politique. Et sur 80 ans, sauf si vous êtes une sorte d’ectoplasme sarkozyste ou socialiste, il est inévitable d’avoir des sujets qui suscitent des polémiques. Ce qui est malheureux, c’est qu’il se soit enferré dans ces provocations. En réalité, son côté rebelle et provocateur a fini par prendre le dessus sur tout le reste.
Pourtant, il a confié à plusieurs personnes qu’il était conscient de commettre une erreur.
Le problème, c’est qu’il recommençait. Et c’est là où, moi, à un moment donné, j’ai dit stop. Parce que ce n’était plus possible. Vous ne pouvez pas donner de l’espoir à des gens, leur promettre un avenir meilleur, tout en leur imposant de vivre ce combat politique avec une épée de Damoclès au-dessus de la tête. Prendre cette décision a été l’une des plus difficiles de ma vie. Et jusqu’à la fin de mon existence, je me poserai toujours la question : est-ce que j’aurais pu faire autrement ? C’est la grande interrogation qui m’habite. Est-ce que j’aurais pu éviter cela ?
Et est-ce que vous vous l’êtes pardonné ?
Non, je ne me le pardonnerai jamais. (Silence)
Pourquoi ?
Parce que c’était son parti, mais en même temps, ce n’était plus seulement à lui. C’est toute l’ambiguïté. C’était son bébé, il l’avait créé, façonné, construit. Mais il n’en était plus le seul propriétaire. Ce parti appartenait à l’avenir du pays, à tous ceux qui y croyaient. Il n’avait plus le droit de le mettre en danger par provocation, orgueil ou je ne sais quoi. Il n’en avait plus le droit. Et c’est moi qui ai décidé qu’il n’en avait plus le droit. Prendre cette décision a été terriblement difficile. Je ne l’ai pas prise pour moi, car mon confort personnel aurait été de partir du mouvement.
Aviez-vous déjà envisagé de partir ?
Oui, à de nombreuses reprises. J’ai dit plusieurs fois : « J’arrête, je pose ma démission, je quitte le bureau exécutif, je pars, je ne continue pas dans ces conditions. » Je ne voulais pas mener ce combat en permanence avec cette épée de Damoclès au-dessus de ma tête, à me demander ce qui allait encore nous tomber dessus. On avait déjà suffisamment de problèmes extérieurs, il n’était pas question qu’on en crée nous-mêmes. À chaque fois, il m’a rattrapée. Mais je ne me pardonnerai jamais cette décision, parce que je sais que cela lui a causé une immense douleur. Mais papa avait aussi un profond respect pour ceux qui prenaient des décisions.
C’est la première fois que vous l’appelez « papa » dans une interview. D’ordinaire, vous dites plutôt « Le Pen » ou « Jean-Marie Le Pen ».
Oui, mais c’est fini, ça. Il n’est plus dans mon esprit l’homme politique, c’est mon père. Depuis sa mort, je pense que Marie-Caroline, Yann et moi ne sommes pas les seuls à nous sentir un peu orphelins. Beaucoup de gens ressentent aussi cette perte, même ceux qui ne l’ont pas connu personnellement. C’était un personnage hors norme, extraordinaire, au sens littéral : hors de l’ordinaire. Tout dans son parcours était exceptionnel. Il a fait des choses dans sa vie qui témoignent de valeurs profondes, des valeurs qui ont parfois été abîmées ou invisibilisées par les polémiques. Mais ce sont des choses que l’on retrouve rarement dans le monde politique.
Pensez-vous qu’il faisait partie des derniers géants d’une génération d’hommes politiques d’un autre calibre ?
Je ne veux pas croire à cela, parce que ce serait admettre que les valeurs françaises ont disparu. Or, elles n’ont pas disparu, elles ne sont simplement plus mises en valeur, plus glorifiées. Mais elles existent encore : le courage, la droiture, l’honnêteté, la culture. Prenez un militant du RN qui habite à Drancy, dans un quartier islamisé, et qui milite malgré tout. Ce type-là a plus de courage que nous tous réunis. Quant à la culture classique, on ne peut pas reprocher aux générations suivantes de ne pas l’avoir, car on ne leur a pas transmis. Lui, même lorsque sa mémoire s’effaçait, pouvait encore réciter du Victor Hugo pendant vingt minutes. C’était profondément ancré en lui. Et c’est là qu’on voit la force de ce qui a été transmis : quand la mémoire disparaît, tout ce qui n’a pas été ancré s’efface.
Comment décririez-vous son rapport aux Français ?
Il était profondément attaché aux Français, affectivement. Je l’ai vu faire des choses très révélatrices. En 2000, je lui demande : « C’est quoi cette alliance que tu portes à gauche ? » Et il me répond : « C’est une vieille dame qui me l’a donnée. Je la garde jusqu’à la fin de la campagne, car c’était son seul trésor, et elle est venue me l’offrir. » Honnêtement, beaucoup de responsables politiques n’auraient rien ressenti face à cela. Il avait une immense affection pour les Français. Quand il parlait, au second tour de 2002, des petits, des sans-grade, de ceux qui ne peuvent pas se défendre, c’était ça, son combat. Il aimait les Français passionnément. Sinon, il n’aurait jamais supporté tout ce qu’il a dû endurer.
Dans ses dernières interviews, on lui a posé plusieurs questions posthumes, dont celle-ci : « Qu’aimeriez-vous que Marine Le Pen se dise après votre mort ? » Il avait répondu : « Qu’elle continue mon combat. »
Exaucé.
- 16 Lectures