Tribune
La « colère » et la « misère » transformées en pathologie nationale du malheur constituent la plus grande opération de désinformation politique, souligne Eric Le Boucher.
Les Echos - 21 juin 2024 - Par Eric le Boucher
« L'élite a failli, il est temps d'en changer » : tel est le slogan commun des deux extrêmes. La colère du peuple (version droite), la misère du peuple (version gauche) doivent conduire à chasser cette élite mondialiste (droite), ultralibérale (gauche). L'élite en question est cette oligarchie, les diplômés et les « riches », qui, depuis 2017, vote Emmanuel Macron, leur héros.
Le jeune homme n'a pas d'attache politique, il est pragmatique ni droite ni gauche et, surtout, il fait du redressement économique la clé de tout le reste avec une ligne éprouvée de l'économie de l'offre (la compétitivité). Pour les populistes, le moment est venu « d'essayer autre chose » (droite), de « remettre le social » en priorité (gauche).
L'élite, comme toujours dans l'histoire de France, tremble devant « la force populaire » soulevée et, par crainte pour sa tête, la met dans le sable. Elle doute et s'en prend à son champion qu'elle accuse d'isolement, d'erreurs, de précipitations. Une moitié de l'élite a quitté Emmanuel Macron.
L'élite des diplômés « riches »
Le président est sans doute coupable de beaucoup de fautes, comme cette dissolution absurde, mais l'élite a tort de tirer sur Macron : elle est derrière. Le dégagisme que scandent les populistes porte au-delà du président et la vise elle, l'élite des diplômés « riches », pro-business, pro-Europe, pro-progrès, pro-laïcité.
Quelle nouvelle élite veut prendre le pouvoir ? Celle qui prône exactement le contraire de l'actuelle. Le premier changement serait l'abandon de l'économie « compétitive » comme facteur structurant. La priorité serait donnée au « social », elle marquerait un retour de la France dans les travers qui ont maintenu le chômage au-dessus des 10 % tandis qu'il chutait ailleurs. La folie des programmes en dit assez sur ce chapitre de l'économie.
Le progrès : c'est le deuxième grand basculement. Les deux populistes se retrouvent pour condamner la science. L'extrême droite par ignorance crasse : elle a été longtemps antivax. La gauche parce qu'elle trouve la science « achetée par les labos » et coupable d'avoir inventé le système technique producteur de CO2. La science, c'est le progrès, la nouvelle élite veut l'arrêter pour promouvoir le conservatisme, parce qu'elle est fondamentalement pessimiste.
Un monde calfeutré
Troisième axe : la fermeture. Les deux extrêmes partagent la vision d'un monde calfeutré derrière des hautes frontières. Vrai de l'extrême droite mais aussi de la gauche. Si la question européenne la coupe encore en deux, la gauche qui, hier, était internationaliste est devenue protectionniste comme l'extrême droite. Au-delà du commerce, il est frappant de voir comme « le tiers-monde » qui avait provoqué l'engagement à gauche des générations précédentes est totalement oublié, sinon classé parmi les menaces.
Venons-en à la laïcité. Même si Marion le dit plus fort que Marine, l'extrême droite ne cache pas qu'elle veut remettre les valeurs de l'Eglise chrétienne au centre du village. L'affirmation religieuse est considérée comme nécessaire face à l'islam, parce que la laïcité, affaiblie par l'électoralisme et oubliée par l'école, l'a laissé envahir l'espace national. Quant à la gauche, pas besoin d'insister : LFI lui a imposé son choix islamo-gauchiste.
Diagnostic théâtral
Quatrième caractéristique : le radicalisme. L'élite à remplacer est molle, le centrisme du « en même temps ». Il faut de la force, ce que les extrêmes nomment « la volonté politique ». Ce « volontarisme » suppose « la rupture ». Il part d'un diagnostic faux (Macron est ultralibéral) et n'est en vérité que théâtral. Il annonce des renoncements et déceptions en chaîne.
Entre-temps, l'extrémisme aura nourri la violence, celle de la gauche pour l'égalitarisme, celle de la droite contre les immigrés et celle des deux contre le pouvoir, les institutions, le respect, la patience, la mesure.
L'élite doit s'interroger pour comprendre cette irruption des deux extrêmes. Le populisme est une vague qui atteint tous les pays développés dont les déterminants sont nombreux et complexes : économiques, technologiques, éducatifs, philosophiques (la recherche de sens des jeunes) et beaucoup médiatiques (le soutien de la radicalité est vendeur).
Pathologie nationale du malheur
Aujourd'hui, c'est la France la plus atteinte. Il y a beaucoup de choses à faire pour l'endiguer et la première est de ne pas déserter et de rétablir les faits. L'élite n'a pas à rougir de son gouvernement : une France souffre vraiment (15 %), une autre a du mal (15 %), mais les 70 %, l'immense majorité, disent « la satisfaction de leur vie » (Insee).
La « colère » et la « misère » transformées en pathologie nationale du malheur constituent la plus grande opération de désinformation politique conduite par une élite alternative utopique (version centriste), menteuse et dangereuse (version radicale).
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